La main invisible baladeuse. Sébastien LODEIRO

L’économie politique libérale cherche à nous convaincre (définitivement ?) par le truchement d’une main invisible baladeuse que le bien être commun se construit par la recherche des intérêts individuels. Cette idée inaugure la séparation des activités humaines entre la sphère privée (comme recherche du profit individuel) et la sphère publique (comme recherche du bien être collectif).

Le regard suspicieux et intéressé de l’économie libérale perçoit l’ensemble des actions humaines comme le produit de l’intérêt, la soif d’acquisition des biens gonflant ainsi la bulle inflationniste de la sphère privée et du confort matériel au-delà de toute mesure.
Alors que reste t-il de nos passions, de nos engagements, de la chose publique face au calcul froid et mathématique de nos intérêts ? A vrai dire pas grand-chose.

Pourtant si l’on se rapporte avec David Hirschman aux écrits des théoriciens de la pensée libérale du 18e siècle et plus particulièrement à Adam Smith on trouve dans son œuvre majeure La richesse des nations, qui a pour principal objet l’accroissement de la richesse et une apologie de l’opulence, une étrange animosité contre la culture matérielle de son époque. Smith parle en utilitariste convaincu du désir pour des " colifichets d’utilité frivole ". " Babioles " et " niaiseries " sont dénoncées avec véhémence, qualifiées de " méprisables " et " futiles ". Il ajoute :

" Pouvoir et richesse apparaissent alors tels (…) d’énormes machines condamnées à fournir quelques vains agréments au corps (…) Bien qu’ils soient à même d’éviter (à leur détenteur) des désagréments mineurs (ils) ne sauraient le protéger contre aucune des inclémences plus sérieuses de la saison. Ils abritent de l’averse d’été, non de la tempête d’hiver, mais le laissent toujours autant, sinon plus, exposé qu’avant à l’anxiété, à la peur et au chagrin, aux maladies, au danger, et à la mort. " (Adam SMITH)

Le danger est donc, pour une société massivement repliée sur ses intérêts individuels et concentrée principalement sur la sphère privée, de laisser des individus ivres de futilités démunis face à cette tempête d’hiver, la peur, la maladie, la mort… En effet dans de si funestes circonstances je défie quiconque de s’en remettre à une main invisible pour le tirer de l’adversité.
Une société dont les individus passeraient leur temps à des activités privées comporte le risque de ne plus pouvoir faire face aux grands maux de nos existences qui eux ne relèvent plus de la sphère privée mais sont en partie ce qui fonde la condition humaine, ce que nous partageons tous au-delà de toute notion d’intérêt, la mort, la maladie, la peur, l’angoisse…

Si nos " énormes machines condamnées à fournir " nous laissent nus face à des problèmes plus sérieux, à qui revient-il de s’occuper de notre triste sort lorsque l’adversité nous tombe dessus ?

Il revient à l’ensemble de la communauté de s’occuper de cette question. Dans notre modernité le traitement collectif de ces maux communs revient à l’action publique instituée qui s’approprie le rôle de la communauté.

Nous nous en remettons au domaine public institué pour qu’il se charge de la maladie, du climat, de la mort, des crottes de chien du voisinage… Les interlocuteurs privilégiés sont multiples et composent en première ligne les professionnels de l’intervention sanitaire et sociale. Médecins, psychologues, travailleurs sociaux, conseillers familiaux…, c’est à eux en premier lieu de traiter la souffrance, la misère et le désespoir de nos contemporains. Tous ces professionnels ont considérablement investi le champ de l’action sanitaire et sociale. Ils sont formés, rémunérés en tant que spécialistes de la santé, du social... Leur parole fait autorité car ils sont autorisés à débattre, diagnostiquer et agir dans le cadre de leur mission.

Ils squattent le temps du débat collectif. Chercher à joindre par téléphone aujourd’hui un professionnel d’une institution c’est se risquer une fois sur deux de s’entendre dire par sa secrétaire qu’" il est en réunion ". Les professionnels s’amusent souvent à dire qu’ils souffrent de " la réunionite ", en se plaignant parfois de ne pas avoir assez de temps pour l’action et trop pour la concertation. C’est dans le cadre de ces réunions que les professionnels passent du temps ensemble, nouent des liens mais surtout se forgent un langage et un référentiel commun dans le cadre de leur activité.
De l’autre côté nous ne connaissons pas de pareil temps de rencontre entre les individus d’une population capable de leur fournir l’opportunité de se connaître, de se forger un langage commun et une culture commune afin de s’organiser autour des problématiques qu’ils rencontrent et de leurs propres intérêts.

Ce temps d’élaboration commune fait toute la différence. Ainsi les habitants d’un quartier invités à participer à une réunion de quartier avec des professionnels ne peuvent l’être qu’à titre individuel, il n’ont que leur propre expérience à apporter, ce qui permet souvent aux professionnels d’invalider certains de leur propos en prétextant la non représentativité à l’échelle de la population ou d’un quartier du témoignage d’un habitant. Ce que l’on reproche ici à l’habitant est la même chose que l’on pourrait reprocher à n’importe quel professionnel : il ne représente que lui-même. Mais les professionnels parlent un langage plus fort, élaboré en commun qui r(ai)ésonne d’autant plus avec la présence de ses semblables.

Le problème est donc la place des populations, des citoyens dans une société démocratique qui se vit essentiellement en crise et génère une très forte pression sur ses individus à propos du logement, de l’emploi… autour de préoccupations d’ordre privée.
Une société qui produit pour les gens de tels enjeux autour du travail, du logement, du confort, du pouvoir d’achat et de la consommation fait de la crise un moyen de pression omniprésent pour encourager les gens à se replier sur des préoccupations liées au progrès individuel, à la recherche du bien être privé (trouver un emploi, réussir à le garder, joindre les 2 bouts…) et à se détourner d’autant mieux des préoccupations d’ordre public.

On demande aux citoyens de participer à des décisions politiques majeures en sachant qu’ils n’ont qu’une faible portion de leur temps à consacrer aux affaires publiques.

La démocratie souffre aujourd’hui plus que jamais d’une défaillance de participation des populations. Quels sont les espaces, les temps prévus pour que cette participation se fasse ? Absolument rien n’est mis en place pour dégager du temps pour le débat public dans une société qui invite ou impose sans cesse à ses citoyens de tourner le regard vers des préoccupations d’ordre privées.

La main baladeuse invisible nous fait les poches, elle détourne notre regard vers l’intime et l’individuel pour nous dépouiller d’un temps et d’un espace public qui nous revient de droit mais que nous abandonnons progressivement à l’avantage de professionnels qui ne cessent de conquérir de nouveaux territoires en s’appropriant et en privatisant les problématiques collectives et sociales.

Sébastien LODEIRO

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