Fondements de l’approche communautaire de la santé. Michel BASS.

FONDEMENTS DE L’APPROCHE COMMUNAUTAIRE DE LA SANTE

La santé communautaire se réclame de la charte d’Ottawa de la promotion de la santé. Mais nous nous apercevons, à l’AFRESC, à quel point les concepts, voire les définitions contenues dans la charte sont mal connus, et source de malentendus. Nous vous proposons le texte que Michel BASS a fait au séminaire de la fondation IRTS de Montrouge le 20 mai 2008. A partir d’exemples concrets, il s’agit de mettre en évidence quelques unes des théories qui permettent d’envisager sérieusement le pourquoi et le comment de l’évolution des pratiques médicales et sociales.

SEMINAIRE DE LA FONDATION IRTS DE PARIS MONTROUGE INTERVENTION DU 20 MAI 2008 DR. MICHEL BASS, MEDECIN DE SANTE PUBLIQUE ET SOCIOLOGUE.

D’une histoire…

Une femme que j’ai interrogée dans une enquête sur l’accès précarisé à la santé [1] m’explique pourquoi elle a mis ses 2 enfants à l’école privée alors qu’elle est au chômage et aux minima sociaux. C’est parce que là bas, je suis respectée, j’ai repeint les radiateurs de la classe de mes enfants et ils en sont fiers. Une telle utilisation des aides met les travailleurs médico-sociaux dans un grand désespoir car pour eux il est scandaleux que l’aide soit utilisée de cette façon. Aider, mais aux conditions des normes de l’institution (l’argent ainsi gagné de manière non productive (sans travail ?) n’appartient pas en propre à la personne).

…l’autre… ou l’exclusion soft par l’aide

Une jeune femme mineure avec un enfant est accueillie dans un foyer départemental (service public). Elle a droit à des aides et en même temps elle est hébergée, nourrie, elle et son enfant. L’institution, les éducateurs et les assistantes sociales ont décidé que cette femme devait « économiser » chaque mois 150 €, en plus de ce qu’elle doit « donner » à l’institution pour « participer à ses frais » et l’ont écrit sous forme de contrat. Bien qu’ils aient tenté de l’imposer à cette femme qui « n’en fait qu’à sa tête », elle ne respecte pas son contrat et dépense « inutilement » cet argent qui devait lui servir à sa réinsertion (payer les frais de son futur logement) : en effet, avec cet argent, elle s’est acheté un ordinateur. Les professionnels de l’institution médico-sociale sont furieux. Elle n’a pas obéi et ne comprend pas quels sont ses besoins (elle a semble-t-il d’autres « demandes »)… Cela s’est terminé par le placement de son enfant. Elle se retrouve devant le paradoxe de continuer à être hébergée par l’institution, qui accueille son enfant à la pouponnière, sise dans les mêmes locaux. Le pouvoir ne se partage pas. Il est tout entier dans la pensée de la prise en charge, charge lourde qui justifie la désappropriation de ses possibilités d’agir pour cette femme déjà très incertaine d’elle-même.

Il nous faut une grande force mentale pour se sortir de cette « vulgarité » économiciste. Dans un film [2] qui décrit une action menée par Maurice TITRAN [3] et le secours catholique sur un habitat communautaire dans la banlieue de Lille, il nous est donné à voir un groupe de personnes vivant dans un immeuble « récupéré » (le 118) : femmes seules avec enfants, vieux chômeur, adulte handicapé, etc. Arrive le jour de la remise de l’argent des allocations à la poste. La poste ouvre plus tôt, le 4 de chaque mois. Personne n’a de chéquier et chacun tire l’argent viré sur la caisse d’épargne. Après on fait les courses : « ce qui change c’est qu’on peut acheter ce qu’on veut ; c’est le jour du plaisir. Je suis connue au super marché, ils me voient 2 ou 3 fois par mois ». « Le jour des allocations on achète. Maman, qui d’habitude râle le matin pour se lever, est levée avant tout le monde ce jour là. Elle est contente ». Se faire plaisir, c’est « acheter pour Olivier mon fils des jouets Nintendo ». Mais elle se méfie : « c’est un film sur les pauvres ; et un Nintendo ce n’est pas donné ». Cependant, « on fait ce qu’on veut les 3 premiers jours du mois. Les autres jours, on trouve des aides, on fait des papiers, on est toujours obligé de ré expliquer son cas ». Comme par exemple cette femme qui pour des raisons mystérieuses n’a pas reçu une partie de ses allocations. « Il manque un papier, je ne comprends pas ». L’AAH est une aide aux familles mais seulement s’ « il manque une case ».

Dans une discussion sur le handicap mental, une femme explique que « ça résout des problèmes, mais on a encore moins le droit à la parole ». « Les AS ne préviennent pas, elles rentrent. C’est le plus choquant. Elle est venue en plein midi voir ce que je donnais à manger à mes gosses ».

De l’offre, des besoins et de l’économisme

Dans ces histoires rien que du banal et du quotidien de ce qui se passe entre les gens – considérés comme des usagers des services sociaux dans la mesure où ils ont des besoins – et les services et acteurs sociaux des institutions. Qui doit déterminer ce que sont ces besoins ? Pourquoi le « suffisant » dont parle A.GORZ est-il réservé aux pauvres obligés de demander de l’aide ? Ces exemples nous montrent bien à quel point être démuni c’est être démuni de déterminer ce que sont ses propres besoins, ce qui est nécessaire, ce qui doit être suffisant. Ce type de situation, dans le même raisonnement déprivatif pourrait, et commence d’ailleurs réellement, se décliner pour toutes les rémunérations « improductives » [4] : les salaires des improductifs (donc y compris le secteur médico-social) diminueront, sauf dans les cas où ils feront clairement la preuve de leur efficacité en terme de production (remettre les gens au travail, guérir une personne gravement malade qui pourrait mourir prématurément, etc.). Ceci dit, la quantité de travail nécessaire pour accroître la valeur du capital est de plus en plus faible. Cela s’appelle l’augmentation de la productivité, entraînant une diminution concomitante de l’emploi (c’est-à-dire de l’achat d’une force de travail qui ne trouve plus à se vendre sur un marché).

Ce petit détour montre à quel point la question des besoins, dans le travail médico-social,est contaminée par la dimension économique. C’est même une des raisons qui nous fait affirmer qu l’écoute des « besoins » est une méthodologie de professionnels. Ces derniers peuvent passer des heures, des années à réfléchir et décider de ce qui est bon pour la personne qui « demande ». Discourir d’offre et de demande, de besoins, ne semble pas poser plus de problème que cela au secteur social.

Adorno l’avait noté pour sa part, à la suite de l’anthropologie française : « les gens ont désappris à donner. Toute entorse au principe de l’échange a quelque chose d’insensé auquel on n’arrive pas à croire (…). Par contre on fait la charité, on pratique une bienfaisance organisée qui entreprend de refermer les blessures visibles de la société. Dans l’organisation structurée de cette société, il n’y a déjà plus de place pour le moindre élan d’humanité ; l’aumône va nécessairement de pair avec l’humiliation qui établit des répartitions et soupèse ce qu’il est juste de donner, bref qui traite comme un objet celui auquel on donne quelque chose (…). Mais quand bien même, dans l’actuelle surabondance du nécessaire, le don serait devenu superflu – et il n’est pas vrai qu’il en soit ainsi tant du point de vue des personnes privées que du point de vue de la vie sociale, car il n’y a personne dont avec de l’imagination on ne puisse trouver exactement ce qui le comblera de joie – (…) celui qu’une logique trop conséquente [5] rend incapable de donner fait de lui-même une chose et se condamne à une froideur glacée » [6]

Les effets de la logique conséquentialiste (ou ultra utilitariste)

Cette logique froide du conséquentialisme produit des effets sensibles. Ainsi en témoigne cette jeune fille, juste majeure, qui m’écrit une lettre à l’occasion d’une recherche sur le devenir d’enfants placés à l’ASE pour laquelle elle a été tirée au sort. Elle dénonce « la loi du silence de la justice » et « la violence des services sociaux qui ne prennent pas en compte les gens ». Cette jeune fille a été placée en famille d’accueil à la demande de sa mère, pour raisons de santé. De fil en aiguille, le placement administratif (« contractuel ») se transforme en placement judiciaire. C’est clairement exprimé dans le dossier : les allers et retours de l’enfant entre la famille d’accueil et sa mère, l’incapacité de la mère de s’occuper durablement de ses enfants, les refus et acceptations successifs « sont contraires aux besoins de l’enfant » (à son « intérêt supérieur » dit la loi). La petite fille est alors placée en famille d’accueil par ordonnance judiciaire. Renouvelée d’année en année par les juges (qui se succèdent tous les 2-3 ans), sur proposition des travailleurs sociaux (qui se succèdent à peu près au même rythme). Seuls restent les insatisfactions de la mère et de la fille : espérer se rapprocher (le placement ne permet que difficilement le droit de visite). Au bout de 8 ans de placement, la jeune fille « fait une révélation » : elle aurait été violée par le fils de l’assistante familiale. Avant de signaler au juge, on jauge : dit-elle la vérité ? Est-il vrai que l’assistante familiale protège son fils ? Assistante sociale et psychologue du service employeur vont s’attacher à y voir clair. Pour finir par faire un signalement. 1 an après, le même service (mais les gens ont changé) s’inquiète auprès du parquet : aucune suite n’a encore été donnée. 2 mois plus tard, la réponse du parquet confirme : aucun procès-verbal d’audition n’existe dans cette affaire. Il faudra attendre encore 4 ans pour voir une ordonnance du juge (le juge des enfants, celui qui ordonne chaque année la reconduction du placement) nommer un administrateur ad’hoc pour représenter la jeune fille dans la procédure qui l’oppose à la famille d’accueil. Entre temps, le service a récusé cette famille d’accueil et placé l’enfant dans une nouvelle famille. La situation de cette jeune fille se dégrade : déscolarisation, fugues, demandes réitérées de se rapprocher de sa mère (être placée dans une institution dans la même ville), placement dans une MECS puis un lieu de vie. Elle ne va vraiment pas bien (elle « souffre » ?). Devant cette « souffrance psychologique », le juge ordonne une … expertise psychiatrique. 3 ans après, au moment de cette lettre, la procédure pénale n’a pas abouti (ni même avancé), l’expertise n’a sans doute pas eu lieu, et la jeune fille, très instable, est devenue majeure. Vu son histoire, elle n’a pas de projet vraiment avéré, mais elle essaie quand même de demander un contrat jeune majeur. Qui lui est refusé.

Passer d’une logique des besoins auto référencés à une logique de conscientisation

Cette histoire montre une double dimension. L’écoute des demandes et besoins de cette jeune fille est constamment filtrée par une idée (idéologie) supérieure, portée par l’institution médico-sociale. Ce sont les acteurs professionnels qui savent évaluer la situation, qui transmettent leurs appréciations, reposant sur leurs propres conceptions du bien d’autrui. La vie vécue par la personne n’est pas prise en compte en tant que telle, ou alors de manière complètement dissociée (d’un côté l’institutionnel conduisant à appliquer des procédures, et de l’autre de l’affectif dont on cherche à se prémunir au nom de la professionnalité). Ou plus exactement, la parole de l’autre est déjà problème ou symptôme, surtout si elle devient revendicative, opposante, critique. La place de la personne, et ce qu’elle dit, n’est pris en compte que si cela cadre avec les perceptions et analyses faites. Le système fait violence aux ressentis, à l’histoire vécue qui doivent cadrer avec… les procédures prédéterminées (ce qu’on doit mettre ou ne pas mettre dans un rapport dévaluation ou de signalement). Les histoires vécues et les ressentis finissent parfois par s’exprimer par des « passages à l’acte » qui seront définis comme de la violence, ou en tout cas comme un problème (la théorie psychanalytique du passage à l’acte est sans cesse invoquée). Le mieux à faire pour « l’usager » est d’adapter le discours à ce qu’attend l’institution. Et d’ailleurs, la révélation de viol relève-t-elle ou non de cette adaptation ? [7] Adaptation certes insuffisante car si cette jeune fille a fini par être entendue, les suites n’ont pas été particulièrement pertinentes. Peut-être a-t-on considéré que l’écoute et un embryon de réponse étaient suffisants au regard de la manifeste suspicion ressentie à l’égard des paroles de cette jeune fille. Nous sommes là dans un contexte théorico pratique où il y du collectif d’un côté (les normes, l’institution, l’organisation, les théories, les méthodes), collectif puissant et construction permanente de la légitimité de la pratique professionnelle, et un individu de l’autre, porteur de sa seule parole, parole ne prenant éventuellement sens que dans un auto référencement à la norme instituée. Les conceptions et organisations de la vie de l’individu confronté à ce puissant système ne font pas le poids. Seuls demeurent ses besoins supposés et sa demande. Face à la puissance du collectif institué, l’individu usager est seul. Thierry BERCHE [8] parle pour sa part de « privatisation de la négociation sociale ». Cela signifie qu’il n’existe aucun espace temps pour permettre à la personne de sortir d’une interprétation purement personnelle de ses difficultés. On rejette sur la personne les causes de ce qui ne va pas, ce qui conduit d’ailleurs souvent, de plus en plus souvent, les professionnels du médico-social à en référer à la psychiatrie, la maladie mentale pour expliquer leur impuissance. Ces espaces temps permettent également de construire une conscience plus collective de ce que sa propre situation n’est pas unique, que la manière dont les acteurs professionnels l’envisagent est peut-être incomplète voire erronée et qu’il y aurait lieu de se positionner fermement face au système d’aide. Ce positionnement n’est évidemment possible que collectivement. [9] Il s’agira d’y construire, à l’image de ce que nous disait Paolo FREIRE [10] , une prise de conscience collective des problèmes et non simplement d’organiser des réunions à thème. La négociation sociale englobe non seulement ce qu’il convient de faire, mais aussi, et surtout, l’analyse des problèmes (la fameuse problématisation).

A ce sujet, je me souviens d’une réflexion désabusée d’un médecin de PMI, par ailleurs maire adjoint de sa ville. Ce médecin s’était rendu compte que les femmes des quartiers se réunissaient entre elles, chez l’une chez l’autre pour discuter des enfants, de l’éducation, de la santé. Cela prouvait bien qu’il y avait problème … et besoin. D’où l’idée de monter un groupe de femmes à la PMI. Cruelle désillusion : personne n’est venu. Dans un autre département, le service de PMI avait monté des lieux d’écoute et d’appui à la parentalité (LEAP). Dans 2 de ces lieux, des psychologues animaient les rencontres en observant les mamans et leurs bébés. Dans le 3e, il n’était pas question d’observation, pratique qui était refusée pour des raisons éthiques par l’équipe. Seul le 3e lieu était réellement fréquenté. Cela traduit la dimension de la confiance entre professionnels et « les gens » [11] : comment rendre possible l’analyse des situations dans lesquelles « les gens » sont pris et leur – donner – rendre – conférer la capacité [12] d’influer sur celles-ci. Le collectif (l’intervention collective dont parle abondamment le livre de C De ROBERTIS) ne peut se réduire à intervenir auprès de groupes, qui ne seraient que des gens regroupés ensemble comme par exemple des élèves dans une classe ou des spectateurs dans une salle de concert. Le collectif suppose la dimension de l’agir, c’est-à-dire de poser les problèmes, les explorer et décider de ce qu’il y a à faire. Nous approchons là d’une autre dimension essentielle de l’approche communautaire de la santé et du social : la place des gens dans les processus de l’action, processus dont ils sont en général exclus, considérés comme simples usagers.

…Et de l’aide à la coopération

Il n’est pas simple de renverser ces processus pour en créer de nouveaux, ceux stipulés par la charte d’Ottawa de la promotion de la santé (1986). En effet, la charte définit la promotion de la santé comme le processus qui confère aux individus et aux populations un plus grand contrôle sur leur propre santé. [13] Car les processus existant relèvent d’une « géographie » et d’une « micro physique » des pouvoirs qui, en définissant les pratiques professionnelles comme une mise en œuvre des règles et des procédures institutionnelles excluent justement toute possibilité de rééquilibrage des pratiques professionnelles. Or être professionnel dans une institution suppose un constant travail d’ajustement entre 3 pôles : l’institutionnel, le métier, les conceptions (valeurs, savoirs, histoire) personnelles. L’institutionnel fait apparaître certaines des dimensions de cette géographie du pouvoir : la hiérarchie, les règles, les procédures, l’indifférenciation des métiers (la polyvalence), les mécanismes bureaucratisés des prises de décision, l’éloignement de la fin et la prééminence des moyens (organisation, dispositifs) sont fétichisés y compris par les professionnels [14]. Le déséquilibre provoqué par l’hypertrophie de ce pôle institutionnel dans les pratiques professionnelles est un frein évident aux possibilités d’évolution des pratiques professionnelles par le biais des métiers et des compétences : l’administration et sa logique de plus en plus gestionnaire craint par-dessus tout qu’une méthodologie professionnelle rigoureuse de travail avec la population fasse émerger des « besoins nouveaux » dont on ne saurait répondre autrement que par un dispositif supplémentaire (sans jamais l’envisager dans le cadre d’un renforcement des solidarités locales). Dans cet espace institutionnel, le politique et sa manière habituelle d’être se retrouvent peu connectés avec les services ou avec la population. Les décisions qu’ils prennent sont de ce fait rarement adaptées et cohérentes. Disant cela, je parle bien entendu des élus et de l’autonomisation de la sphère des politiques dans le champ du politique. Une approche plus collective des problèmes supposerait donc que ces 2 dimensions institutionnelles (administrative et politique) puissent être repositionnées dans le cadre des méthodes professionnelles d’intervention et des métiers. Le pôle métier (qui est issu de la formation initiale) est un construit, un ensemble de références qui sont en fait bien souvent en contradiction avec les règles bureaucratiques du pôle institutionnel.

La mise en tension de ces dimensions – bureaucratie, administration – gestion, organisation – expertise – besoins des gens est nécessaire à une redistribution des pouvoirs et suppose que « l’institution » accepte d’être traversée par de tels enjeux et les analyse en tant que tels (ENRIQUEZ). On peut en dire autant des tensions existant dans la pratique professionnelle entre : métier – règles institutionnelles, valeurs personnelles – politique menée, mais aussi dans les modes de relation professionnel – usager (au sens de la distance et de la professionnalité). On pourrait aussi rajouter tension entre ce qu’on apprend à l’école de travail social ou autre et méthodes de travail dans les institutions. Mais il n’est enseigné aucune méthode permettant aux professionnels d’opérer ces ajustements, pourtant indispensables à l’évolution des pratiques vers d’autres modes de relations avec les gens et dans l’institution.

Vers des espaces temps de confrontation

Les exemples suivants vont montrer que les enjeux des pouvoirs, la question des besoins et des demandes ne disposent pas d’espaces temps permettant une réelle confrontation entre les acteurs. La confrontation est une méthode ouvrant un espace de réciprocité, de proximité entre acteurs sociaux, politiques et population. Elle vient heurter un principe bien ancré, celui de la « juste distance professionnelle » considérée comme méthodologiquement correcte.

A Sevran, dans le cadre d’une demande de « diagnostic santé d’un atelier santé ville », nous avons été conduit à réaliser une étude auprès de la population. Cette étude, sorte de recherche-action où nous avons désespérément essayé d’impliquer les acteurs locaux dans la réalisation et l’analyse des données, a conduit à la mise en évidence de la relation existant entre le niveau de santé d’une population et la force des réseaux sociaux d’affiliation dans lesquels les gens sont inscrits. Ainsi, plus les gens ont de la famille, des amis, des personnes sur qui compter à proximité (géographique) et plus leur accès à la santé est bon. Nous entendons par accès à la santé l’accès à des ressources permettant de construite, maintenir et réparer la santé. Cela dépasse donc largement la question de l’accès aux soins. Cette « force des réseaux d’affiliation » est corrélée à la durée de résidence dans un quartier et ce d’autant plus que les gens sont dans une situation de précarité sociale et économique (ie. Pauvres, sans euphémisation) : plus les gens sont pauvres et plus longue est la période pour reconstituer des réseaux après une rupture (déménagement, perte d’un parent ou d’un ami, divorce, séparation, etc.). Nous avons même pu chiffrer ce temps : des réseaux fonctionnels se reconstruisent en moins d’un an pour les cadres ou professions intellectuelles, mais en 5 ans et plus pour d’autres catégories de population. Ce qui montre donc un point essentiel : la mobilité demandée aux plus démunis pour « s’insérer » est un puissant facteur de fragilisation de ces populations. Agir pour la santé de ce public devrait avoir dans ses priorités la question de la stabilité géographique et sociale, de la pérennité des réseaux sociaux. C’est ce que Robert CASTEL appelle « la protection rapprochée » [15]. Cette dimension de la construction des inégalités face à la santé, cette ressource primordiale pour l’amélioration de la santé a-t-elle été entendue par les acteurs locaux ? Pas le moins du monde. De cet atelier santé ville il n’est pas sorti grand-chose à l’heure actuelle. Autrement dit, cette dimension de la confrontation entre acteurs, bien décrite dans la méthodologie de la santé communautaire, a été ignorée (refusée) par les professionnels et les politiques dès lors que l’action ne renforçait pas leur maîtrise des dispositifs, ou la volonté de création de nouveaux services. Il est préférable pour les institutions, les professionnels ou les élus de s’intéresser non pas à ce que les gens peuvent maîtriser, construire pour leur santé, mais à ce qu’on peut faire pour eux. Cette attitude est caractéristique de la France, qui dispose de moyens de soins et de santé énormes et est constamment en train de créer de nouveaux dispositifs s’imposant aux gens et/ou imposant des contraintes aux gens. Il est flagrant de constater que, nonobstant l’immensité des ressources disponibles, on continue d’agir en créant des moyens et des ressources supplémentaires (par exemple, les dépenses de santé auront augmenté en 2007 de plus de 4%, soit environ 7 milliards d’€). La capacité des gens à agir, la possibilité des systèmes et dispositifs à « conférer aux individus et aux populations un plus grand contrôle sur leur propre santé » sont ainsi ignorés. Essayer de faire prendre conscience aux acteurs sociaux et politiques des facteurs conditionnant cette dimension de l’accessibilité de la santé est quasi impossible. On préférera toujours construire une maison de santé (c’est-à-dire un centre médical) plutôt que de contribuer à créer les conditions de cette coopération entre services et population. Il serait sans doute préférable d’essayer de penser ces maisons de santé à la mode pour repenser les rapports entre soignants, institutions, politique et population ?

D’une manière fort similaire dans mon département, une pression très importante existe pour fabriquer des actions de santé dans le cadre du PDI (Plan Départemental d’Insertion). La représentation, traduite en terme de commandes politiques et de compréhension des services, de ce qu’il convient de faire se résume à proposer (et ce mot est souvent un euphémisme) des bilans de santé aux gens (le projet des services étant d’organiser ces bilans). J’ai finalement compris à quel point le recours à la médecine, dans une posture plus ou moins avérée d’injonction liée au contrat d’insertion, servait à la fois de moyen de pression sur les gens et de justification à l’échec de l’insertion. C’est ainsi que certains attendent de ces bilans de santé des « certificats de contre-indication au travail » justement dénoncés par beaucoup [16]. Imaginer des modalités d’action collective permettant une prise de conscience de la situation des gens, de la dimension de la santé comme ressource, des freins et obstacles que les gens rencontrent pour améliorer leur santé n’est pas considéré comme pertinent, ou en tout cas pas prioritaire, relevant d’une action molle, sans efficacité. Parce qu’il est plus simple de considérer que le frein à la santé serait lié aux blocages institutionnels à l’accès aux soins, voire à une absence de réponses appropriées dans le système de santé. Ou que le souci de santé apparaîtrait spontanément après une visite chez un médecin. Ou que ce souci émergeant et les parcours de santé s’ouvriraient par enchantement.

Agir par et vers la confrontation met en difficulté les équilibres des pouvoirs

Forts de l’expérience de Sevran, nous avons proposé à l’agglomération de Dunkerque, plutôt que de faire un nième diagnostic santé d’un atelier santé ville (ou d’une action santé dans le cadre d’un CUCS), de créer les conditions de la confrontation. Pour nous, la méthode devait éviter les procédures d’étude / recherche typiques des diagnostics que les acteurs ne s’approprient jamais, n’ayant pas contribué à leur production / analyse [17]. Notre action a conduit à des situations très intéressantes dont je vais prendre 2 exemples.

Dunkerque est une ville sinistrée par l’amiante. De nombreuses familles d’ouvriers de la sidérurgie sont touchées : un ou plusieurs membres de leur famille souffre ou est décédé du mésothéliome. Dunkerque est une agglomération où la question de la santé est à l’agenda politique : la ville de Dunkerque a monté une « maison de la promotion de la santé » et la ville de Grande Synthe a un centre de santé « historique » sans compter une polyclinique gérée associativement.

En ce qui concerne l’amiante, une structure de concertation pluri partenariale a vu le jour, regroupant politiques, industriels, syndicats et associations. Il est frappant de constater les effets de ces efforts : nous avons constaté que nombre de professionnels de santé ne considèrent pas l’amiante comme un problème de santé prioritaire ; ils parlent pour leur compte de l’augmentation de l’asthme et des maladies respiratoires. - Nous avons donc soumis cette attitude médicale aux groupes travaillant dans les différentes communes au « projet santé ». Les politiques justifiaient l’attitude des professionnels par l’existence de la structure de concertation. C’était la bonne réponse en terme de négociation sur le désamiantage, les indemnisations. Les professionnels de santé, dans leur majorité, ne pouvaient que constater les dégâts … et leur impuissance (le mésothéliome est constamment mortel) : pourquoi continuer à se préoccuper d’un problème sur lequel on ne peut rien faire ? Les gens étaient dans une humeur semblable : à qui faire confiance, dans la mesure où le problème était connu depuis des décennies et que l’on est en plein dans la catastrophe. Pour eux la structure partenariale aurait pu avoir une petite utilité si elle était animée par un ouvrier qui « connaît bien le problème » pour l’avoir vécu. Les expertises (qui affirment sans cesse qu’« il n’y a plus de problème ») sont perçues comme des trahisons. Les structures existantes de santé, pour leur part, ne se sont pas encore emparées de cette dimension du problème : car la question n’est pas de « faire quelque chose » qui ne serait qu’une couche supplémentaire de potentielle absurdité (ou vécu comme tel par les gens), mais comment recréer la confiance nécessaire à trouver des voies pour l’avenir. Car en effet, aucune organisation, aucune structuration, aucun moyen, aucune promesse ne peut créer de l’espoir sans changer en profondeur les conditions de la confiance. Ce fut pour nous une évidence quand les gens dans les groupes nous ont dit à quel point la structure de concertation aurait du être animée par un ouvrier. Or la confiance est, nous rappelle Jacques GODBOUT [18] , la condition et la conséquence de la réciprocité. D’une certaine façon la confiance naît de ce que chacun est reconnu dans ce qu’il donne à l’autre. Les structures ou les dispositifs actuels positionnent les gens en receveurs intégrals. Une telle dissymétrie dans les relations aboutit aux situations de domination, d’aliénation (c’est-à-dire à la question de la géographie des pouvoirs dont nous parlions plus haut). La formulation originale de Marcel MAUSS est « Le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour (…) Accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas » [19] ). Nous constatons à quel point les services médicaux et sociaux, dans leur organisation, mais encore plus dans les méthodes de travail qu’ils ont développées créent cette dissymétrie, cette inégalité. Il s’agit pour la santé communautaire d’un point nodal de la méthodologie : créer les espaces temps de la confrontation, c’est à dire permettre aux gens, principaux acteurs, de se situer en coopérateur, consiste à recréer les conditions de la réciprocité dans les dispositifs et institutions publiques ou privées. Créer les conditions de la confiance dans la possibilité de la réciprocité aboutit à une remise en cause de cette géographie des pouvoirs dont je parlais plus haut. Par cette remise en cause se construiront les conditions de la coopération équitable, de la réciprocité qui vont toucher les institutions et des dispositifs dans leur cœur : leur structuration basée sur l’offre, le service, la hiérarchie, le pouvoir non partagé, et finalement la méfiance généralisée. Il s’agit donc de créer les conditions de la confiance dans des institutions structurées par la méfiance. « De l’usager tu te méfieras » pourrait être une maxime des institutions socio-sanitaires comme « des collègues et des partenaires tu te méfieras » pourrait être une maxime du management des services, management importé sans autre forme de procès de l’entreprise productive privée, et issu d’un positionnement centré sur la gestion plutôt que sur le but à atteindre.

Créer les conditions de la confiance

Mais les conditions de la confiance ne se réunissent pas spontanément dans notre société. La santé communautaire est tout sauf une spontanéité (même si certains continuent de penser que les initiatives en santé communautaire ne devraient émerger que de la population). C’est ce que nous enseigne, toujours à Dunkerque, cette « aventure » que avons-nous eue dans les quartiers sud. Dans un des groupes de réflexion sur la santé, une femme du quartier vient témoigner : son enfant s’est piqué avec une seringue dans un bac à sable. Inquiète, elle va aux urgences du centre hospitalier où il lui est répondu que « ce n’est rien, revenez dans 3 semaines et là on verra ». Rien à faire pour que cette personne puisse exprimer son inquiétude, se faire entendre. La question n’est pas de savoir si l’hôpital a commis une faute ou pas, mais de comprendre comment la manière dont cette femme a été traitée, ou du moins la manière dont cette femme a vécu la manière dont elle a été traitée, peut être entendu quelque part, pris en compte , et aboutir à une réelle réflexion sur les pratiques. Bien entendu, un témoignage ne suffit pas. Il ne peut – méthodologiquement – s’agir que d’un évènement. Ce n’est que par la répétition de tels évènements que l’on pourrait dire qu’il s’agit d’un problème. Mais la difficulté est que, pour connaître l’existence de tels évènements, il faut bien un lieu où ceux-ci puissent être écoutés et pris en compte [20]. Rappelons que la ville de Dunkerque finance une maison de la promotion de la santé. Or nous avons pu constater la résistance opiniâtre de presque tous les acteurs de cette structure à vouloir prendre en compte de telles problématiques. Seule une chargée de projet s’en est emparée. Elle a fini par changer de travail… Une maison municipale de la promotion de la santé incapable de créer les conditions de l’émergence et l’analyse des problèmes qui se posent à la population est-elle encore une maison de la promotion de la santé ? Faire des actions collectives d’éducation pour la santé, comme elle le fait, suffit-il à la promotion de la santé et à la santé communautaire ? Nous voyons là à quel point cette capacité des institutions à accepter la parole et la place des gens, qui ne seraient ainsi plus des usagers ou des bénéficiaires, mais des acteurs, des coopérateurs à part entière, est centrale dans la définition d’une évolution des pratiques sociales. Comment est-elle prise en compte, dans les formations initiales ou continues, dans les supervisions et autres groupes d’analyse de la pratique professionnelle ? La réponse est malheureusement pessimiste : faute de travailler les analyseurs précis permettant de comprendre les enjeux de telles pratiques, nous restons dans des pratiques et des structurations peu capables ni désireuses de se confronter aux problèmes qui se posent concrètement aux gens, et encore moins d’imaginer que les gens pourraient être une partie de la réponse [21]. A ma connaissance, la maison de la promotion de la santé de Dunkerque est restée sur son fonctionnement de structure d’organisation d’action de prévention et d’éducation pour la santé.

Il n’y a pas que des questions de méthodologie d’intervention, ou d’institutions et de services. A Orly, bien au contraire, de nombreux services, institutions et associations étaient dans cette dynamique, dans cette « proximité » à la population. A la demande de la mairie, nous avons, de manière similaire à Dunkerque proposé une réflexion et une élaboration collective, associant la population, sur la nature et l’importance des problèmes ressentis ou objectivés par les uns et les autres. Au bout de plusieurs mois de « travail de terrain » avec les gens, les professionnels, les services, le groupe portant le projet, réunissant élus, professionnels, associations, a commencé à analyser ce qui s’était passé, les problématiques qui avaient émergé, la manière de continuer à s’y confronter. Ce sont les élus de la ville qui ont bloqué le processus [22]. Ce qui avait émergé de cette manière de faire était irrecevable car « cela remet en cause 40 ans de politique sociale de la ville ». Questionner les choix politiques, tenter d’y voir clair, évaluer ce qui s’est fait et proposer des pistes pour l’avenir fut considéré comme une démolition et en tant que tel était illégitime (les élus sont élus). Autrement dit, la possibilité d’une écoute de la population était neutralisée par les enjeux de pouvoirs. La confiance n’existait pas. Les élus de la ville refusaient de recevoir ce que les gens avaient à leur dire, considérant peut-être que, avec tout ce qu’ils avaient reçu de cette municipalité, ils étaient bien ingrats. C’est le sens de la panique qui s’était emparée des élus : comment imaginer qu’ayant donné largement et généreusement à la population (ce qui est certainement exact) les gens puissent se sentir exclus, dévalorisés, niés ? Cette dimension aliénante du don non rendu (ou plus exactement « non rendable ») n’est jamais prise en compte dans l’action publique ou médico-sociale. La démarche de santé communautaire tire l’une de ses raisons d’être de cette analyse, bien qu’absolument non partagée par aucune des structures associatives ou universitaires s’en réclamant.

L’approche communautaire de la santé interroge les rapports entre acteurs dans les services médico-sociaux. Ces rapports ignorent de manière « bienveillante » ou « bien traitante » les problématiques vécues par les gens, bien que croyant les connaître par l’écoute individualisée. Les professionnels comme les élus les réinterprètent constamment sans aller vérifier le niveau de vérité de leurs conceptions. Les gens eux-mêmes sont pris dans ce mælström. Ils ne peuvent au mieux qu’exprimer des demandes. C’est-à-dire que leurs problèmes et leurs besoins sont formulés et réinscrits dans le cadre contraignant des dispositifs, conceptions, méthodes et préjugés des services et du politique. Il ne s’agit pas là d’une critique à visée démagogique qui stipulerait que les conceptions des gens seraient, parce que vécues, plus de l’ordre de la vérité que les autres. Il s’agit de prendre conscience tous ensemble que des dimensions importantes et essentielles des problèmes des gens sont réduites aux cadres d’interprétation des dispositifs, des solutions et des méthodologies d’intervention. On a longtemps occulté les problèmes posés par cette situation : le médico-social est bienveillant et ne peut faire de mal ; le système de santé produit la longévité dont tout le monde rêve. Malheureusement, dès que l’on fouille un peu, les résultats sont loin d’être aussi probants, les effets pervers systématiquement oubliés, les dépenses considérées comme normales.

De plus, continue la collusion entre les services « ressources » et les services « contrôle social ». Michel FOUCAULT, ou Jacques DONZELOT [23] ont bien mis en évidence la construction progressive de tous ces dispositifs dont le but était de maîtriser la population dans une société de plus en plus complexe et inégalitaire. Aujourd’hui encore on peut se poser la question, à l’examen des pratiques, des buts réels de la protection de l’enfance, de la PMI, de l’hôpital (général et psychiatrique), du service social, du RMI, etc.

Les problèmes vécus sont-ils traités ? Les services rendus sont-ils évalués ? La connaissance des problèmes et l’évaluation des services fait-il appel à ce qu’en ont vécu les gens eux-mêmes ? Peut-on se passer des vécus alors même que notre objet du travail médico-social sont les gens eux-mêmes qui ont l’infini défaut de penser par eux-mêmes ? Plus généralement, peut-on continuer à imaginer une société démocratique dans laquelle le pouvoir est accaparé par des élites (professionnels, administratifs, élus) ? Peut-on raisonnablement faire confiance à un système qui produit avec une constance roborative les possibilités de la fin [24] ?

En guise de conclusion

L’approche communautaire de la santé relève de 3 dimensions entrecroisées :
 Une dimension méthodologique consistant à créer systématiquement des espaces temps de confrontation permettant de reconstruire collectivement la nature des problèmes et le jugement des réponses qui y sont apportées.
 Une dimension anthropologique, voire éthique : dans un impératif qui se voudrait catégorique (la liberté… [25] ), aucune structure ni institution ne peut s’arroger en donneur exclusif, construisant par là l’aliénation, et donc la non liberté. Bien plutôt faut-il suivre MAUSS (et ce qu’en a dit KARSENTY [26]) pour montrer que la liberté est à l’œuvre normative dans le don, et que la construction sociale aliénant la possibilité du rendre est en quelque sorte une privation de liberté. Il s’agit donc de promouvoir une évolution des rapports sociaux pour passer de la guerre généralisée (HOBBES) – la méfiance, la violence, et la bonté-charité qui s’y associe en contre-point – à la coopération, la liberté, la réciprocité, la confiance. C’est, nous rappelait KANT le but ou le moteur de la civilisation. C’est cette dimension philosophique qui construit la nécessité de la participation. Si non, pourquoi ne pas se contenter des espaces institués où ce qu’on a à dire est calibré, prescrit, limité à de rares occasions (par exemple les élections politiques, les conseils de parents d’élèves ou de crèche, sans compter la justice).
 Une dimension pratique : comment faire avancer de telles éthiques et méthodologies dans les pratiques sociales, politiques, médicales ? C’est cette dimension qui sous-tend la réflexion à mener en terme pédagogique, tant dans les institutions de formation que dans les institutions employeuses. Créer des espaces-temps de conscientisation dans les institutions, associant la population est un enjeu de pouvoir institutionnel qui impose de bien analyser la géographie des pouvoirs, et ce qu’elle permet de valoriser sous couvert d’organisation ou de management, en expression de perversions diverses et variées.

Pour finir, un petit passage de Pierre CLASTRES qui illustre la dimension critique de la pensée qui doit nous habiter sans cesse dans nos domaines :

« Au cours de la nuit, les plaintes de plus en plus fortes d’une jeune femme malade réveillent tout le monde. Le diagnostic est immédiat : un revenant s’est emparé du double animal de la femme, une loutre. Alors, les autres femmes font pendant un moment marcher la patiente de long en large, en imitant toutes le cri de l’animal, pour le faire revenir. Le traitement est efficace puisqu’à l’aube, il n’y paraît plus, elle se lève saine de corps… Les sociétés, pourrait-on dire, se permettent seulement les maladies qu’elles peuvent soigner, dont le champ de la pathologie est à peu près maîtrisé. C’est sans doute pour cela que notre civilisation, apte par sa science et sa technique à découvrir tant de nouveaux remèdes, se voit assiégée par tant de maladies. L’issue de la course entre les deux n’est pas évidente. Tant pis pour nous. [27] » .


Notes :

[1] Et non l’accès à la santé des publics précarisés. Dans cette recherche-action menée à Saint Herblain, il a d’abord fallu expliquer en quoi la précarité face à la santé ne relevait pas (seulement) de la précarité économique (les précaires, comme si cela était un état). La pauvreté et le manque de moyens doivent se mesurer aux « forces des réseaux » dans lesquels les gens sont à même de s’inscrire. La précarité sociale est ainsi le reflet d’un isolement et d’une incapacité à s’inscrire dans une solidarité collective. C’est le lot de la majorité des gens aujourd’hui. Ceux que Siegfried KRAKAUER avait justement nommé les employés, à la différence des ouvriers. (« les employés »).

[2] « Sans travail fixe » produit par Agence Point du Jour.

[3] Pédopsychiatre au CAMSP de ROUBAIX

[4] Pour André GORZ (Ecologica, Galilée 2008), n’est productif que le travail qui valorise (c’est-à-dire accroît) un capital parce que celui qui le fournit ne consomme pas la totalité de la « valeur » de ce qu’il a produit. Les services aux personnes, en particulier, sont improductifs de ce point de vue (..). Leur rémunération provient de revenus tirés d’un travail productif, c’est un revenu secondaire. (p.108-109). C’est d’ailleurs une des raisons qui imposera les solidarités communautaires comme pilier d’une économie solidaire (et donc non directement productive) : le revenus tirés du travail seront insuffisants (ou seront déniés) à rendre les services aux personnes.

[5] Van PARIJS à la suite de RAWLS par exemple ont développé cette question du conséquentialisme, version « managériale » de l’utilitarisme où, comme le rappelle également P.K.FEYERABEND, éthique et efficacité ne font pas bon ménage.

[6] T.W.ADORNO, minima moralia, PUF 1983, p.39.

[7] A ce sujet, de nombreuses études ont été faites. La plus intéressante est cette de Robert BARETT, dans la traite des fous (Les empêcheurs de penser en rond, 1998) où cet anthropologue décrit les processus d’adaptation « systémique » des malades mentaux dans l’institution asilaire. T.BERCHE (Anthropologie et santé publique en pays Dogon, Apad/Karthala 1999) dit quant à lui que l’attente des professionnels est que « les besoins qu’ils [les professionnels] identifient deviennent des demandes ». Quant à moi, j’ai expliqué à maintes reprises (en particulier dans mon article « analyser les besoins de santé » paru tronqué dans le guide Masson à l’usage des puéricultrices) à quel point, par exemple, les discours attendus par les professionnels dans les centres de soins de toxicomanes faisaient que ces derniers arrivaient à demander ce que les professionnels estimaient bons pour eux : « un toxicomane qui arrivait dans un centre spécialisé savait donc explicitement ou implicitement que venir là équivalait à se lancer à plus ou moins brève échéance dans une démarche de sevrage. Son besoin, déterminé par les experts, était de se sevrer. L’offre était le sevrage. La demande exprimée par les toxicomanes ne pouvait donc pas être : aidez moi à réduire mes risques. Cela n’aurait pas été entendu. Ce n’était pas entendu. La non écoute était théorisée, laissait la place à une méthodologie : le travail sur la demande. « Réfléchissez et revenez quand votre demande sera claire », c’est à dire quand vous serez capables de demander un sevrage (et vraiment convaincu que tel est votre besoin). Pour ne pas être rejeté, mieux valait donc exprimer la bonne demande tout de suite. « la drogue, c’est une merde, aidez moi à m’en sortir » était le mode d’expression privilégié de la demande qui s’adaptait à l’offre.

[8] Op.Cit.

[9] A ce sujet, un texte de P.LUCAS décrivant l’expérience de santé mentale de Montceau les Mines dans les années 70 reste d’actualité (dans la revue Esprit, fin des années 1970). Les mineurs, confrontés à la fermeture des mines et à la rupture de ce qui symboliquement les identifiait depuis plusieurs générations, se retrouvaient pour soins chez le psychiatre (pour dépression…). Ce sont les psychiatres de la société de secours minière qui se sont posé la question de la pertinence du traitement individuel de cette « pathologie ». Le travail collectif a permis la prise de conscience des personnes. On peut évidemment se dire que cela ne suffit pas et que la perte de sens dans la violence des restructurations industrielles nécessité plus. Cependant, décaler l’étiologie individuelle vers une étiologie sociale, et permettre à des personnes de réagir collectivement fut une innovation majeure dans le domaine médical. Ce fut le cas avec la revue Autrement qui publia des textes de G.BRICHE, auteur par ailleur d’un livre « furiculum vitae » où il relate son expérience de malade dans les hôpitaux. Sortir d’une relation duelle, privée. Nous reviendrons là-dessus dans notre exemple de Dunkerque.

[10] P.FREIRE pédagogie des opprimés Maspéro 1978. Récemment réédité à La Découverte.

[11] Les canadiens utilisent cette expression « les gens » pour éviter les circonlocutions visant à désigner « les usagers » les « bénéficiaires », etc.

[12] Sur ces 3 mots, voir ci-dessous la question de la traduction de la définition de la promotion de la santé de la charte d’Ottawa.

[13] A ce sujet, nous avons essayé un débat avec la FNARS à l’occasion de la sortie de leur guide santé, dans lequel la promotion de la santé reçoit des définitions successives différentes, sans que cela ait pu contrarier ses auteurs : « donner aux individus d’avantage de maîtrise de leur propre santé … » ou « permettre aux gens d’améliorer leur santé en ayant un plus grand contrôle sur celle-ci » leur semblait strictement équivalent alors même que le choix des formules dénote la conception que l’on a du contrôle ou du partage du pouvoir sur sa santé.

[14] Cf. à cet égard E.ENRIQUEZ l’organisation en analyse, PUF 1992 : « Trop d’organisateurs et de théoriciens pensent qu’il suffit de réformes de structures pour résoudre le mode de fonctionnement bureaucratique, comme une machine qu’il suffirait de régler sans qu’il soit nécessaire de vérifier ou de contrôler l’environnement. La bureaucratisation signifie que le mode de fonctionnement acquiert progressivement son autonomie, les buts sont oubliés, les moyens pris pour des fins, la technique fétichisée, objet de tous les soins. Les hommes sont considérés comme des prolongements de la machine et traités principalement comme des marchandises. Mais non totalement, car pour n’être qu’un exécutant, il faudrait qu’il y ait, de l’autre côté, un maître absolu. »

[15] Cité par Florence WEBER in Le Travail au noir, une fraude parfois vitale ? Editions Rue d’Ulm

[16] Voir à ce titre l’ouvrage de Serge EBERSOLD « l’invention de l’inemployable » Presses Universitaires de Rennes, 2004.

[17] Récemment, la ville de Grigny a lancé un appel d’offre pour un diagnostic santé. Ils doivent en être à leur 5e diagnostic en 20 ans. En répondant à leur appel d’offre, nous avons essayé de problématiser cette nouvelle demande et proposé une alternative. Inutile de dire que notre proposition n’a pas été retenue, ne correspondant pas au cahier des charges. Cf. à ce sujet notre éditorial d’avril 2008 sur le site www.afresc.org où est posée la question de la pertinence de la procédure d’appels d’offre pour ce genre de travaux de santé communautaire.

[18] J.GODBOUT le don, la dette et l’identité, La découverte, 2000 ; ou : ce qui circule entre nous, Seuil 2007.

[19] Marcel MAUSS, Essai sur le don in Sociologie et anthropologie, PUF 1985, p. 258 et 270.

[20] Nous avons eu une question du même genre avec l’association REVIH, qui comptabilise les personnes déclarant avoir déclenché une sclérose en plaques après vaccination par le vaccin contre l’hépatite B. Il n’y a pas de problème dès lors que les évènements ne sont pas comptabilisés. Et cela explique que les méthodes épidémiologiques (qui comptent ce qui se donne à voir) et les méthodes de pharmaco vigilance (qui répertorient ce qui peut se donner à voir) arrivent à des résultats différents.

[21] Comme nous avons réussi à le promouvoir dans un atelier santé ville à La Roche-sur-Yon.

[22] Ces méthodes d’élaboration collective sont prônées par la charte d’Ottawa : les problèmes sont négociables. Car je rappelle ce que dit T.BERCHE (op.cit. p.87) : « on arrive [trop souvent] à une sorte de détournement de la dimension socio-politique de la maladie : il s’agit d’éviter toute construction collective des problèmes de santé (…). Les « problèmes de santé », base de tout le raisonnement de santé publique, peuvent garder leur statut de vérité scientifique non négociable ».

[23] Michel FOUCAULT surveiller et punir ;Jacques DONZELOT : la police des familles, etc.

[24] Cf. à ce sujet G.ANDERS le temps de la fin éditions de l’Herne 2007

[25] Jean-Luc NANCY L’impératif catégorique Flammarion 1983. « La liberté elle-même (…) nous voulons la poser comme un impératif catégorique » (p.9).

[26] Bruno KARSENTY Marcel MAUSS, le fait social total, PUF, 1994 : « Dès lors, loin d’être non social parce que libre (…) le don tient entièrement sa réalité de fait social à la liberté qu’il fait jouer en la circonscrivant. (…) Une normativité se produisant au sein du processus dans lequel elle agit, et qui s’invente à mesure qu’elle opère. Le phénomène du don comme défi : celui d’une contrainte sociale dont le mensonge, ou la dénégation, sous la forme de l’acte libre et gratuit, est aussi la seule vérité. » (p. 51)

[27] Pierre CLASTRES recherches d’anthropologie politique, Seuil 1980, p.25.

 

Dans la même rubrique


  • Des associations proches ou dont nous faisons partie

  • La santé communautaire a-t-elle encore une raison d’être aujourd’hui ? Dr. Michel BASS, février 2013

  • Pourquoi une approche communautaire de la santé ?

  • La Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé - 1986


  • séminaire de la fondation IRTS de Montrouge le 20 mai 2008
  • Fondements de l’approche communautaire de la santé. Michel BASS.