Intervention à l’AG de l’UDAF de la Drôme – Michel BASS - juin 2007

AG de l’UDAF

Quelques considérations sur « la place des parents » dans les services proposés aux enfants ou aux familles : que peut-on dire de la place laissée aux parents ? Pourquoi cela a-t-il un sens en terme de prévention de la violence ?

Dr. Michel BASS, 01 juin 2007

 

1- Quelques histoires

 

La question posée pour votre AG « comment les violences dans notre société peuvent être générées par les relations familiales »peut être traitée de multiples façons. La plus habituelle est de repérer dans les modes d’éducation reçus par les enfants les facteurs qui déterminent les comportements plus ou moins adaptés des enfants.

Pour ma part, je vais plutôt prendre une option « positive » : qu’est-ce qui, dans les relations entre parents, professionnels, enfants, institution peut être générateur de non violence. Nous verrons que, justement, des modes de relation « normale », mais décalées par rapport au rouleau compresseur de la modernité marchande, peuvent, s’ils sont bien compris, être la meilleure prévention possible des violences.

Je vais commencer par raconter 3 histoires singulières, puis j’en tirerai quelques enseignements.

 

1ère histoire :

 

Il s’agit d’une étude sur les conséquences pour l’enfant du fonctionnement d’une crèche parentale. Une crèche parentale est un lieu d’accueil pour les enfants créé, géré et animé par les parents, avec l’aide de professionnels. Les parents s’impliquent quotidiennement dans l’éducation des enfants, dans la bonne marche de la structure. Les enfants ne sont pas « séparés » de leurs parents lorsqu’ils sont à la crèche, pour la bonne raison que, comme à la maison, les parents sont fréquemment présents, ce qui fait que les temps où ils sont absents ne sont pas foncièrement différents des temps d’absence domestique.

 

L’enfant voit son parent (père ou mère, ou les 2) dans la crèche. Il peut jouer avec. Mais il le voit s’occuper des autres enfants, et il le voit discuter avec d’autres adultes. Souvent, les adultes se retrouvent à la cuisine pour boire un café, pendant que les enfants jouent dans la salle de jeux, qui est aussi la salle à manger. Cela n’empêche pas les enfants de venir voir les adultes à la cuisine, et de réclamer à manger, soit aux parents, soit aux professionnels de la petite enfance, soit à la cuisinière. De même, les dortoirs sont des chambres de la maison, où on peut aller, de soi-même, se reposer, s’allonger, et jouer au calme. Les professionnels ont défini avec les parents les modalités concrètes de ce vivre ensemble, qui tiennent compte à la fois des nécessités « de service » et de la construction des relations adultes – enfants et entre enfants. Il règne une atmosphère d’accueil, d’ouverture, de dialogue. Les professionnels ont perdu l’habitude de parler des enfants aux parents, comme s’ils étaient des experts. Les parents osent dire ce qu’ils ont à dire aux professionnels, sans avoir peur de dire des bêtises. Les parents se rencontrent, échangent autour de leurs enfants, des soucis qu’ils ont et des solutions qu’ils ont trouvé. Ils n’hésitent pas à demander de l’aide aux professionnels, qui ne demandent pas mieux que de leur répondre. Quand il y a des tensions, des conflits, des réunions « de médiation » sont organisées, en plus des réunions parents professionnels ou des réunions de CA.

 

Cette manière de procéder pourrait être interprétée comme très idéologique. Pourquoi faire confiance aux parents ? Pourquoi ne pas se contenter de payer un service et d’être quitte, voire de bénéficier d’un droit (via des prestations de solvabilité) qui a pour conséquence de ne pas avoir à s’impliquer ? Pourquoi se compliquer ainsi la vie : pour les professionnels, ne plus être maîtres à bord, devoir s’adapter à une sorte de désorganisation, à des attitudes multiples et souvent contradictoires des parents vis à vis des enfants ? Pour les parents, d’endosser plusieurs rôles simultanés, à savoir parent, co-éducateur et employeur pour ne pas dire manager ? Ce cumul de fonctions exige d’ailleurs des parents beaucoup de compétence et d’abnégation : en effet, le président ne peut pas user de son statut de président pour obtenir quelque chose pour son enfant, une faveur quelconque. Il ne peut pas non plus se consacrer à son seul enfant dès l’instant où il est de permanence.

 

Chose notable, les enfants mêmes très « accrochés » à leur parent, ont tendance à accepter assez facilement et rapidement cette nouvelle forme de présence. Il est là, pas que pour moi, mais aussi pour les autres. Apprentissage du monde social s’il en est, qui permet également à l’enfant, par retour, de pouvoir compter sur n’importe quel adulte, à commencer par les autres parents. Mais aussi, dans le partage des rôles éducatifs entre parents et professionnels, cette distinction, cette distance « producteur de service / utilisateur de service » un peu artificielle élaborée par les institutions et les référentiels professionnels, est minimisée. Cette distance pose habituellement problème : elle créé un fossé, un clivage entre les compétences supposées des professionnels (eux ont appris) et l’(in)compétence supposée du parent (d’où souvent une dérive dans les LEAP, les REAAP, d’une volonté-désir d’éduquer les parents, voire le nom de cette très ancienne association baptisée « l’école des parents »). Or nous voyons bien à quel point, s’agissant de l’éducation des enfants (et ceci est vrai également de la médecine et de la puériculture), les conseils avisés de professionnels, de par leur caractère normatif, ont pu parfois, trop souvent, être délétères, déstabilisants, et à quel point ces professionnels agissaient finalement en fonction de leurs propres normes personnelles (et non plus professionnelles), en niant les normes des gens. Car leurs normes, elles, ne pouvaient pas se revendiquer d’un corpus théorique. Bien que le bon sens, et le partage des savoirs pratiques valent souvent mieux qu’une théorie…(voir par exemple les alcooliques anonymes, refusant tout professionnalisme et qui sont cependant les plus efficaces en matière d’addiction à l’alcool).

Ce fossé, cette distance ainsi créés engendrent de l’incompréhension, et est une méthode qui, loin d’améliorer la résolution de nombre de problèmes, a plutôt tendance, pour reprendre la terminologie de l’école de Palo Alto à renforcer le problème quand ce n’est pas d’en créer de nouveaux. Cette distance est, aussi, souvent considérée comme une bonne chose, un rempart à une proximité jugée dangereuse (on craint la familiarité – noter le mot issu de famille justement – qui me fait dire que les professionnels de l’enfance craignent en fait la famille, vite chargée de tous les vices) entre professionnels et usagers, ou entre administration et bénéficiaires. Je reviendrai en conclusion sur le sens à donner à cette critique.

 

Or que constatons nous, comme résultat de ce rapprochement, de cette coopération parents professionnels dans les crèches, dans cette évolution des rôles respectifs des uns et des autres ? C’est une évolution notable (notée par les enseignants qui accueillent les enfants plus tard dans leurs écoles, mais notée aussi par des chercheurs en sciences de l’éducation) du comportement des enfants, durable toute leur enfance, et potentiellement restant un atout pour toute leur vie : les enfants sont à l’aise avec les adultes, avec le groupe, s’expriment facilement, exposent les problèmes, et admettent d’avoir tord, de changer leur propre attitude. A l’école, nous nous trouvons avec des enfants jouant facilement le rôle de médiateur, calmant le jeu, animant la classe sans nuire au groupe ou à l’enseignant. Bref l’enfant se sent aussi chez lui à l’école, car la place et le rôle des adultes lui semblent normaux, en concordance avec le mode de relations entre adultes qu’il a pu expérimenter. C’est pour moi un indicateur très sérieux d’évaluation de la pertinence d’un autre mode de relation entre professionnels et non professionnels, d’une façon de conférer une place dans les ressources et services à la solidarité primaire, de construire des gens sereins dans la société.

 

Deuxième histoire

 

Ma deuxième histoire se déroule dans le quartier très difficile de Surville à Montereau en Seine et Marne. Une association s’est créée regroupant des femmes et des hommes du quartier, des institutrices de l’école maternelle, l’assistante sociale de la CAF. Leur but est de travailler sur les caries dentaires et les poux. Très rapidement, ils s’aperçoivent que le problème des poux, ce n’est pas tellement les poux par eux-mêmes (ça gratte, c’est désagréable, mais cela n’a pas de conséquences sur la santé), mais c’est la discrimination qui s’exerce sur l’enfant qui porte des poux, et par extension sa famille. L’enfant est désigné comme dangereux, contagieux, mis à l’écart, les parents sommés de « faire quelque chose » et suspectés de manquer d’hygiène (chacun sait que les poux n’ont rien à voir avec un manque d’hygiène). Leur action s’orienta rapidement vers un travail avec parents, enseignants, communauté éducative pour diminuer ce côté excluant (on pourrait en dire autant de l’exclusion scolaire en général, facteur de violence par la discrimination). Pour asseoir leur travail, quelques unes des femmes (des femmes en grande difficulté, souvent isolées, dont – pour certaines – les enfants sont placés) sont embauchées dans le cadre du dispositif « femmes relais ». Autrement dit, ces femmes qui sont considérées par les services sociaux comme déficientes, voire dangereuse pour leurs enfants, deviennent des acteurs insatiables d’une action anti discrimination, des aides efficaces pour les autres parents, des animateurs performants. Certaines font maintenant partie du CA. Cerise sur le gâteau, elles participent aux négociations avec les institutions publiques pour obtenir des financements, y compris d’ailleurs le financement de leur propre poste de femme relais. Imaginez alors la tête de la responsable locale des services sociaux du conseil général, qui a rédigé le signalement et qui gère la « séparation » des enfants d’avec ces « mères indignes », quand elle a vu arriver ces femmes pour négocier des budgets pour une action collective… Bien sûr, elles n’étaient pas seules, des professionnels les accompagnaient, mais sans se substituer. En ce sens, ces professionnels avaient bien compris ce que représentait leur travail d’aide : ne pas se substituer, accompagner, permettre l’initiative, autoriser, soutenir, respecter l’autonomie. Bref, ce que j’estime que devrait être le management même dans les institutions. A ce sujet, il n’est pas étonnant que, dirigés dans l’autoritarisme (en lieu et place de l’autorité), les professionnels des institutions publiques reproduisent envers les gens, ce qu’ils subissent de la part de leurs supérieurs hiérarchiques.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. C’était un groupe dont j’assurais la supervision juste avant de venir dans la Drôme. Quelques jours avant mon départ, je suis allé leur dire au revoir. Lors d’une séance précédente, j’avais « permis » à l’une des femmes d’exprimer sa souffrance d’être séparée de ses enfants (même si elle reconnaissait sa difficulté à assurer leur éducation), « permission » doublée d’une « autorisation » (au sens de reconnaître en l’autre la qualité d’auteur de sa vie) d’être elle-même, sans devoir ramener de la culpabilité ou de la contrition d’être mauvaise mère, reconnaissance de sa qualité de mère, même « imparfaite ». C’était la première fois, a-t-elle dit qu’elle pouvait dire ce qu’elle avait sur le cœur, raconter ses défauts mais aussi ses qualités, avec le sentiment très fort de ne pas être jugée, de ne rien risquer. Voire plus : soutenue, encouragée, applaudie. Cette femme, lors de notre dernière rencontre, quelques minute avant mon départ, s’approche de mois en rougissant (il faut imaginer cette femme du quart-monde, très abîmée physiquement par la vie) et demande à m’embrasser. On s’embrasse et elle me glisse à ce moment « une petite enveloppe ». Celle-ci contenait un billet de 10 €. Elle me faisait cadeau de 1O €. C’est à dire qu’elle me donnait quelque chose dont elle manque probablement le plus et dont réciproquement je manquais le moins ! Que faire ? Impossible de refuser, cela aurait été une offense, un déjugement de ma part, une invalidation de sa position d’égale. Vertige : accepter, c’est la considérer, refuser c’est l’invalider, mais en même temps accepter c’est la mettre dans le besoin.

Voilà ce que j’ai imaginé instantanément : je l’ai remerciée chaleureusement, en lui disant à quel point cela me touchait, à quel point je comprenais l’importance et la valeur immense de ce cadeau. Et je lui ai dit que je comptais donner cet argent à mon fils afin que lui-même s’en serve non pour son seul plaisir personnel, mais pour aider à son tour. En demandant à mon fils de remercier par écrit cette femme.

 

Comme vous le voyez, cette histoire est très riche d’enseignement sur la valeur des gens, de leur place. Très riche pour comprendre ce qui relie, ce qui permet aux gens d’être partie prenante de leur vie, même dans les situations où on est très démuni. J’y reviendrai en conclusion.

 

Troisième histoire

 

Ma 3e histoire concerne une action d’accompagnement que je menais auprès d’un Comité d’Education à la Santé et à la Citoyenneté, et auprès de la principale d’un collège en Seine Saint Denis. La principale était une femme extraordinaire d’humanité, de présence, de disponibilité et de tolérance. Cela se sentait immédiatement dans le collège : pas de violence, une bonne ambiance entre professeurs et entre professeurs et élèves. Un lieu agréable où les élèves n’hésitaient pas à venir parler avec la principale ou la CPE, où les litiges donnaient lieu à une réflexion collective. La principale connaissait personnellement tous les élèves, était là chaque matin à la porte pour les accueillir. Bref une femme hors du commun, si tant est que l’humanité soit hors norme...

Toutefois… elle avait un problème. Elle n’arrivait pas à rencontrer certains parents, justement ceux des élèves les plus en difficulté, malgré ses invitations (qu’elle prenait bien garde à ne pas « convoquer »). Parents absents, élèves en difficulté, voilà qui compromettait la pédagogie institutionnelle mise en place. Que faire ? C’était l’une des raisons qui l’avait fait m’appeler : j’étais censé la conseiller pour faire en sorte que « tous les parents participent ».

Comment faire venir ces parents absents ? Avais-je le sésame ?

Pour tout vous dire, j’étais bien coincé. J’étais considéré comme le spécialiste de la participation et dans tous mes projets, je me faisais fort de créer les conditions de la participation. Mais là, tête vide. Dans ces cas là, ces cas où on ne sait pas quoi proposer, on tergiverse, on fait diversion. Par exemple, dans les institutions, on créé des « groupes de travail ». Ainsi, je lui propose d’en discuter avec elle, et son équipe de direction. J’ai été servi par le destin, lors de la première réunion (comme quoi, il faut savoir se faire aider). Pendant notre réunion, une élève de 3e frappe à la porte. Comme je vous l’ai dit, la principale se fait un devoir d’être présente aux élèves, et nonobstant notre réunion de travail, elle fait entrer cette jeune fille, d’origine africaine. Timidement elle s’approche du bureau et y dépose un paquet enveloppé d’un joli papier : « cadeau » dit-elle d’un souffle, soulagée de se débarrasser de cet objet encombrant. « Cadeau de mon père ». Un de ces pères invisibles.

Réaction de la principale : « mais je ne peux pas accepter, ça ne se fait pas des cadeaux, dis à ton père que je ne peux pas accepter, mais que par contre je serais ravie de le recevoir ». L’élève éclate en sanglots : « c’est impossible, je ne peux pas ramener ce cadeau, mon père m’en voudrait à mort ». Emue, la principale finit par accepter le cadeau et le met dans l’armoire.

2 semaines plus tard, lors du « second groupe de travail », je pose la question à la principale : « alors c’était quoi ce cadeau ? ». Embarrassée, la principale s’aperçoit qu’elle a complètement oublié ce cadeau. Elle avait d’autres choses « plus importantes » à faire, et en tête, par exemple pourquoi ce père ne vient toujours pas. La principale sort alors le cadeau de l’armoire, ouvre le paquet, et y découvre une magnifique paire de babouches. Je lui conseille vivement d’aller immédiatement remercier l’élève, remercier son père, lui dire combien elle était ravie de ce beau cadeau. Cela fait un peu téléphoné, je sais ; un peu de spontanéité rendrait ces remerciements plus crédibles ! Mais d’une certaine façon, je lui demande de forcer son attitude dans un but de changement, de provoquer une évolution dans sa manière de réagir dans la relation.

15 jours plus tard elle me raconte à quel point la jeune fille était aux anges. Quelques jours ont suffi pour que le père vienne la rencontrer au collège. Une relation s’était rééquilibrée, plus égalitaire, dans laquelle le père se sentait fort. Après discussion et analyse, je lui ai annoncé que ma mission était donc terminée…aidée par le ciel.

 

2- Analyse

 

Cette 3e histoire montre à quel point la possibilité d’une relation repose sur la possibilité d’un échange égalitaire. Or que suppose cette possibilité ?

 

Etablir des relations, avoir des liens signifie accepter de recevoir de l’autre un don symbolique. Symbolique parce que ce n’est pas la marchandise, l’objet qui constitue le don, mais sa valeur morale, celle qu’on attribue et qui dépasse de loin la valeur marchande, ce qui se joue dans l’échange qui ne relève pas du purement matériel. Faire des cadeaux est l’un des innombrables évènements de notre société ressortissant de la logique du don. Mais de quoi s’agit-il exactement ?

 

Accepter de recevoir est, dit l’anthropologue Marcel Mauss dans son célèbre essai sur le don écrit dans les années 1920, une obligation morale, si l’on veut établir ou pérenniser une relation. C’est très simple à comprendre : si vous ne décrochez pas le téléphone, il n’y a pas de communication. Mais allons plus loin : pourquoi accepter que quelque chose de l’autre vous lie à lui ? Parce que, dès lors que vous avez accepté le don, vous vous sentez en dette. Ne dîtes pas que ce n’est pas vrai : dans tous nos actes de la vie quotidienne, notre langage est truffé d’expressions chargées de minimiser le sentiment de dette dans lequel nous nous trouvons : « mais il ne fallait pas, c’est trop ». «  D’accord, mais c’est à charge de revanche » disons-nous quand on accepte que ce soit notre ami qui paie le café « de rien c’est gratuit » « tout le plaisir était pour moi » répondons-nous aussitôt. Ne vous êtes jamais senti gêné quand des amis, qui vous invitent régulièrement à dîner, vous invitent encore une fois, sans que vous ayez eu le temps de les inviter à votre tour ?

A charge de revanche : j’accepte, je suis votre obligé (en italien on dit « obligado » pour dire merci, et merci signifie bien qu’on est à la merci de celui qui nous a donné). Marcel MAUSS dit ainsi que « tout don non rendu rend inférieur celui qui l’a accepté sans esprit de retour ». Cela ne signifie aucunement que l’on est dans une obligation de rendre « en équivalence ». On n’est pas dans une transaction marchande, on ne compte pas. On est obligé de rendre à cause ou grâce à ce sentiment d’endettement vis à vis de l’autre. Or rendre, c’est donner à son tour. Que se passe-t-il si on donne à notre tour ? On renverse la situation : de manière réciproque, c’est maintenant moi le donneur et l’autre le receveur. La dette circule. Par le fait que le don en retour n’est pas comptabilisé pour en faire un équivalent (« quand on aime, on ne compte pas  », par contre on peut compter sur l’autre). Voire même on se sent obligé de rendre toujours plus, de faire mieux, de « faire assaut de générosité », et ainsi non seulement la dette ne s’éteint pas (contrairement au remboursement), mais elle enfle, circule de plus en plus et de plus en plus vite. Tant qu’il y a de la relation ou du lien. Cette circulation de la dette, « ce cycle du don » est la force de base du lien entre individus. C’est un universel anthropologique. Car en effet, tant que l’on se sent endetté, on va chercher à rendre, c’est à dire à donner à l’autre, ou à un autre (la relation n’est pas uniquement binaire, il peut y avoir de nombreux tiers), et pour pouvoir donner à l’autre, il faut être en relation. Il y a donc une équivalence entre la circulation de la dette symbolique et la possibilité d’une relation de proximité. Plus on est proche (et la famille est l’exemple des liens de la plus grande proximité), et plus les échanges vont se faire dans la sphère du don. Ce n’est qu’avec des inconnus éloignés que la transaction va se faire commercialement, c’est à dire dans la logique du donnant-donnant, de l’équivalence monétaire, car contrairement à la logique du don, l’échange n’a pas pour but la relation. Je dois dire que malheureusement, la logique du donnant – donnant, du gagnant – gagnant, du marché s’infiltre partout et de plus en plus. C’est même une des raisons, la logique marchande, de la dislocation des liens sociaux, de l’isolement de plus en plus grand des individus, des familles. Marcel MAUSS dit même : il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer ses armes, ou donner tout. (…) C’est dans des états de ce genre que les hommes ont renoncé à leur quant à soi et ont su s’engager à donner et à rendre (…) Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir et enfin rendre. (…) S’opposer sans se massacrer, et se donner sans se sacrifier les uns aux autres ». Car si on n’est pas en dette, c’est qu’on est quitte, et si on est quitte, on peut se quitter (et donc se faire la guerre plutôt que des relations civilisées). Imaginer un couple où tout se négocie dans l’équivalence. Mieux vaut pour lui aller voir un avocat pour régler la fin de la relation.

 

Bref, dès qu’il y a du lien, il y a de la dette, de la réciprocité. Le sociologue canadien Jacques GODBOUT parle pour sa part de « dette mutuelle positive ». Inversement, pour qu’il y ait du lien, il faut de la dette, c’est à dire une logique de relation basée sur le don, décrit par Mauss comme une triple obligation morale de donner recevoir et rendre. Tant qu’il y a de la dette, il y aura du désir de donner à son tour, et tant que cette dette circulera, le lien se pérennisera.

 

Revenons à nos exemples, qui sont maintenant plus compréhensibles.

 

Accepter le cadeau pour la principale, c’est manifester qu’elle accepte son obligation de recevoir. Acceptant de recevoir, elle rééquilibre une relation, car à force de toujours donner, on finit par aliéner l’autre, et aliéner signifie bien (a privatif) défaire le lien. Cette aliénation, je l’ai observé dans une recherche que j’ai menée en Bretagne, peut aller jusqu’au suicide d’enfants (non pas que l’on donne trop, mais qu’on dénie la possibilité du rendre). Dès l’instant où elle accepte de recevoir un cadeau, la dette change de camp. Le père peut recevoir à nouveau. C’est la raison pour laquelle cela lui devient possible de répondre à la gentille invitation de la principale. Qui ne soupçonnait pas que derrière sa gentillesse et ses bonnes intentions évidentes se cachait une dimension aliénante. C’était donc une bonne méthode pour établir des relations avec les parents : accepter d’être en dette. Imaginez vous que cela a fonctionné au delà de toute espérance.

 

La femme de Montereau avait finalement ressenti une dette immense à mon égard. Mais je partais, comment manifester l’importance de la relation alors que celle-ci allait s’interrompre ? Comment exprimer sa gratitude (dans le don, dit le philosophe Marcel HENAFF, il y a aussi la dimension de la grâce), me lier durablement (elle a réussi parce que je pense sans cesse à elle, que je communique encore par mail avec l’association) ?

Une autre manière pour moi de préserver ce lien a été de leur promettre qu’un de mes collègues prendrait le relais. Qu’il était aussi « très très bien, très très gentil ». Je le « garantissais ». C’était mon cadeau de départ. Mais aussi, cet argent, monétairement parlant n’avait absolument pas la même valeur pour moi et pour elle. Il fallait que cette valeur soit reconnue. Or on sait, en économie, que la valeur même d’une monnaie dépend de sa vitesse de circulation : une monnaie qui ne circule pas (le bas de laine) a perdu toute valeur, c’est comme si elle n’existait pas. Un ticket restaurant qui circule comme monnaie d’échange fait profiter à toutes les personnes qui l’ont eu dans la main tout ou partie de sa valeur ajoutée. J’ai donc « fait circuler » cet argent. Sa valeur symbolique était ainsi reconnue, et sa valeur marchande amplifiée. Bien entendu, ce n’était pas intentionnel. Aucun calcul de ma part. Je cherchais juste à envisager comment accepter ce cadeau.

 

La crèche parentale fonctionne sur le mode de la réciprocité. Je ne reviens pas sur la description de cette réciprocité : parents, professionnels, acceptent de recevoir de l’autre (des conseils, un café, du temps, etc.). Cela créé un mode de relation souple, évident, paisible. Chacun cherche à donner plus, et chacun se sent redevable de l’autre. Ce n’est que si ce sentiment s’inversait (« avec tout ce que j’ai fait pour toi… ») que les relations seraient en péril. Tant que cela fonctionne, chacun se sent dans l’obligation d’en rajouter. « Mais tu as déjà fait les courses la semaine dernière, c’est à mon tour » « Pas du tout, c’est à mon tour ». Rien à voir avec le tableau des tours de garde pour la vaisselle à la maison…

Ainsi, ce mode de relation pacifié s’inscrit en plein comme principe pédagogique, comme apprentissage d’un mode de relation anti autoritaire (mais justement pas sans autorité), d’un mode de relation pérenne et sans angoisse d’une fin possible. Cet apaisement par rapport à la vie est un acquis définitif : plus de peur de la relation aux adultes. On peut comprendre même le refus d’une relation trop proche et on peut agir pour l’améliorer.

Autrement dit, cette place des parents n’est pas simplement un gadget. Elle est une transformation radicale des relations, une transformation radicale également dans l’idée de service ou l’idée professionnelle.

 

Cette transformation me semble indispensable dans tous nos services, qui, en lieu et place de la réciprocité, courent après ce que j’appelle, de façon antinomique, la réversibilité : on leur donne, ils nous doivent, et ceci jusqu’à équivalence, dans une sorte de devoir de rendre. Comprenez bien à quel point ces devoirs sont la négation de la relation … y compris de service et aboutit inéluctablement à ce que l’on veut éviter : l’assistance, la manière de considérer comme un dû ce qui n’est qu’un droit. Je pense pour ma part qu’il n’y a rien de plus violent et susceptible d’engendrer la violence que des relations marquées par des perturbation du cycle du don.

Déposez les armes dit Mauss, arrêtez les massacres, inscrivez-vous dans l’agon, la compétition de générosité.

 

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