Accueil de la diversité dans les lieux d’accueil, identité et altérité. Michel BASS, 28 mai 2007

Accueil de la diversité dans les lieux d’accueil, identité et altérité.

Michel BASS, 28 mai 2007

 

 

Introduction

 

Dans les discours sur la diversité, cette dernière, est souvent assimilée à 2 cas de figure qui font l’unanimité, au moins théorique : ce qui est différent est ce qui est tout autre, celui que l’on ne sera jamais : l’enfant handicapé (la possibilité de son accueil est inscrite dans les critères pour les contrats enfance), et l’enfant étranger. Dans la pratique, les choses sont sans doute moins claires : combien d’enfants handicapés dans les crèches ? Quelle place aux parents étrangers dans les conseils de crèche ? Quelle place tout simplement pour les parents dans les conseils de crèche, s’ils existent (la différence étant là la distance voulue et revendiquée entre professionnel et usager, différence irréductible, motivée par le grand partage de la modernité, à savoir la rupture entre producteur et utilisateur) ?

La « réalité » est souvent différente des discours par exemple pour les parents les plus en difficulté, les mères isolées sans travail. Dans des enquêtes récentes que j’ai menées en banlieue parisienne, je suis arrivé à des chiffres très importants : 25% des femmes interrogées avaient dû renoncer ou arrêter un emploi faute de mode d’accueil.

 

Mais ce genre de différence, de diversité, comme je le disais, ne pose pas de problème théorique. Une forme de consensus tend à faire évoluer les pratiques. Il est plus intéressant de rentrer dans des situations qui justement ne font pas consensus, afin d’explorer le sens, les significations des rapports entre ce qui est autre (l’autre, l’alter … ego ( ?)) et la construction de soi, dans quelle mesure la rencontre avec l’autre relève de la construction de son identité.

Mon propos est de montrer que l’accueil de la diversité suppose une place pour l’autre, que cette place impose une refonte radicale des rapports de « besoin », de « service », de professionnel à usager, d’état et marché à société civile. Cette refonte passe par l’interrogation sur les fondements de ce qui nous relie les uns aux autres, du sens que cela peut avoir dans les rapports humains. Se sortir du service rendu pour envisager le lien et la solidarité comme fins, asseoir ainsi l’accueil sur le respect de l’identité, voilà ce que je vais essayer d’éclairer sous un regard anthropologique.

 

Concept d’identité… identité nationale, carte d’identité. Identité communautaire, individu et individualisme.

 

Un point liminaire : je ne m’intéresse pas à la question de l’identité nationale, qui n’est qu’une manière de déclarer que des normes supérieures existent dans une relation inégale (le devenir est à un seul sens). Je vais plutôt m’intéresser à ce qui, dans la nécessaire relation induite par l’altérité, relève du normatif.

 

Quelques exemples

 

Je vais donc plutôt prendre des exemples que j’ai vécus à différents moments de ma vie, soit en analyse des pratiques professionnelles, soit en tant que parent et président d’une crèche parentale.

 

La première histoire est celle d’une crèche associative de Chanteloup les Vignes (78). Cette crèche a l’originalité d’avoir été créée … par des étrangers : une sage-femme chilienne « venue nous montrer ce qu’est l’action communautaire » (c’est moi qui parle ainsi, parce que c’est vrai ; les sud américains ont beaucoup à nous apprendre). Avec des femmes du quartier (des maghrébines et des femmes d’Afrique sub saharienne, principaux habitants du quartier), elles s’organisent pour se garder les enfants à tour de rôle, afin que les femmes puissent aller faire les courses. Petit à petit, ce lieu d’accueil se structure. Certaines des femmes du quartier vont devenir auxiliaires de puériculture, et l’une d’entre elle arrivera jusqu’au diplôme d’éducatrice. L’histoire pourrait s’arrêter là, et être une bonne illustration de la question de la diversité, de la dignité, du respect de l’altérité. Mais en y repensant, j’ai 2 souvenirs. Le premier, c’est cette femme devenue éducatrice, qui est venue faire une intervention dans mon cours à l’université. Elle était « voilée ». Une femme originaire d’Afrique du Nord. La diversité va-t-elle jusque là ? Le deuxième souvenir nécessite de bien se rappeler que les enfants, les familles utilisant cette crèche sont par principe divers, et surtout d’origine africaine.

Une maman se faisait réprimander chaque jour car, systématiquement elle arrivait en retard pour chercher son enfant à la crèche. Chaque jour elle promettait d’arriver à l’heure le lendemain. Car s’il y a une acculturation dans les lieux d’accueil c’est bien les horaires. Parce qu’il faut respecter « les rythmes de l’enfant » n’est-ce pas… Rien à faire, le lendemain, elle arrive encore en retard. Cela ne peut plus durer : elle profite de ce qu’une crèche associative est laxiste, et finalement elle utilise les autres à son seul profit. Elle ne pense pas aux autres (c’est en tout cas comme cela que certains parents, certains professionnels vivaient la question). Jusqu’au jour où, n’y tenant plus, la sage-femme directrice de la structure demande : mais pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous arrivez en retard ? La maman alors dit : chaque après-midi, après avoir mis mes autres enfants à l’école, je vais faire mes courses. Pour les fruits, je vais à tel endroit, pour les légumes à tel autre, pour le pain dans un 3e magasin, et pour la viande à l’hypermarché. J’ai bien étudié les prix, et comme cela je gagne 10 F par jour. Cela me permet de faire un goûter pour les enfants. Seulement, comme je n’ai pas de voiture, je fais la tournée à pieds. Et alors, je ne peux pas porter trop, alors j’achète un peu, et j’y retourne chaque jour.

Elle aurait pu prendre le bus, dit l’une des mamans. Mais non, car si je prends le bus, les économies que je fais passent dans le billet. Sauf à voyager sans payer, ce que d’autres ne se gênent pas de faire.

L’accueil de la diversité c’est bien pouvoir envisager l’autre dans ce qu’il a de spécifique. Et de chercher ensemble, dans l’échange, comment résoudre le problème. En l’occurrence, ce n’était pas un problème pour cette femme. Un peu de retard pour un bon goûter… Le problème était pour les autres. La solution était forcément dans une prise en compte communautaire des différents besoins (on voit bien qu’il n’existe pas de besoin dans l’absolu, que la définition des besoins est forcément le produite de positionnements variés, premier niveau de la reconnaissance de l’altérité), dans une confrontation des points de vue, qui n’exigent pas que la solution soit trouvée ou mise en œuvre par la seule personne, le seul individu, censé provoquer le problème.

 

Un deuxième exemple : j’étais président d’une crèche parentale, en même temps que parent et médecin de la crèche. C’était peu de temps après l’ouverture. Un couple de parents de 2 petits enfants s’était investi dans la création de la crèche. Plein de bonnes idées, très présents. Au début, après le démarrage de la crèche, les parents participent « selon les normes en vigueur ». Très vite, il y aura des ratés. A l’heure de la fermeture, pas de parents. La première fois, je décide de prendre les 2 enfants chez moi et laisse un mot sur la porte de la crèche. La mère arrive vers 23 h dans un état manifestement d’intoxication par produit illégal. Ces absences deviennent une habitude. Spontanément, chaque parent prend les enfants à tour de rôle. Ces enfants vont bien. Les 2 parents sont toxicomanes. La mère ne travaille plus. Le père est plus ou moins commercial. Cela fait l’objet de discussions en groupe de parents. Personne ne veut les exclure, chacun veut faire tout ce qu’il est possible pour venir en aide à ces parents, cette famille. Chacun donne le maximum de lui-même. Petit à petit, la mère ne supporte plus cette aide. Nous inventons alors des réunions de médiation, qui seront pérennes, en plus et à côté des réunions de parents, et des réunions de CA, sans compter les réunions parents-professionnels. Rien n’y fait, un beau jour, les enfants ne reviennent pas. Pas de nouvelles. Ce n’est que plusieurs semaines plus tard que la mère revient. Elle nous raconte qu’elle ne nous supportait plus. Elle voyait bien qu’on la considérait comme une mauvaise mère et que ses enfants allaient finir par s’habituer chez nous. Elle a préféré les confier à sa mère. Elle ferait une cure de désintoxication. Ainsi pourrait-on, dans une première approximation, interpréter son engagement initial dans le projet de crèche : elle était une parmi les autres, et ce qu’elle avait à apporter était reconnu. Là pas de défaillance. Dans les échanges, nul n’aurait pu se douter. Ce n’est que dans le quotidien, dans une relation qui s’établit, dans la proximité, que les choses vont se dégrader.

 

Je pourrais citer une 3e histoire. Celle de cette maman maghrébine, dans notre crèche, qui avait la sale habitude (en tout cas une des mamans l’a dit comme cela) de changer les enfants (développement social autres aussi) accroupie par terre, l’enfant à même le sol. Grande discussion sur l’hygiène, la propreté, le froid, etc. La maman ne comprend pas. Elle a toujours fait comme cela et cela n’a jamais eu de fâcheuses conséquences, bien au contraire. A force d’insister, à force de lui demander de se plier à la volonté du collectif, la norme, elle finit par accepter de changer les enfants sur la table à langer, à hauteur de femme. Jusqu’au jour où un enfant s’est retourné et est tombé sur la tête par terre. Cette femme était vraiment incompétente et dangereuse et certains autres parents hésitaient à lui laisser faire ses périodes de garde seule, et en tout cas à s’occuper de leurs propres enfants. Cette femme n’a jamais plus retrouvé une place. Une stigmatisation s’est installée et elle a finit par quitter la crèche.

 

 

Analyse

 

Je pourrais continuer de telles histoires. Il faut maintenant essayer d’en tirer quelques enseignements sur la question de la diversité, de l’identité et de l’altérité.

 

Mon 2e exemple montre une chose : chacun était très généreux, et pour cela était prêt à faire le maximum pour l’autre, la personne différente, que nous ne jugions pas. Ou si on la jugeait, c’était immédiatement pour refouler nos pensées, et rationaliser cette femme et ces enfants plutôt comme des victimes. Il fallait les aider. Etre généreux, c’était en fait donner beaucoup. Mais, comme l’a bien dit Marcel MAUSS « le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour »[1]. Plus on donne, et plus l’autre devient un obligé [2]. Ne pas reconnaître la différence, la minimiser, ou la reconnaître et agir (gentiment) pour l’autre, c’est le mettre dans une situation très inconfortable : recevoir de l’autre sans pouvoir rendre [3], dans cette triple obligation de donner, recevoir et rendre identifiée par Mauss comme la force du lien social. On ne peut pas donner sans qu’un autre reçoive. Refuser de donner, refuser de recevoir, c’est refuser la relation, choisir la rupture. Mais sans relation, sans lien, que reste-t-il de la société ? Car en effet, « Dans cette vie à part qu’est notre vie sociale, nous-mêmes, nous ne pouvons pas « rester en reste » comme on dit encore chez nous. Il faut rendre plus qu’on a reçu [4] ».

Grâce à la dette, chacun cherchera à donner à son tour. Non pour rembourser ce qu’il doit mais dans un système d’obligation morale. C’est très différent de ce qu’on doit à la banque ! Donner à son tour (le rendre de Mauss) inverse, de manière réciproque, la position de l’obligeant et de l’obligé, c’est-à-dire les rapports de pouvoir. Grâce à la dette, à la circulation de la dette, personne n’a durablement le pouvoir sur l’autre. La position de domination est contre carrée, et chacun peut avoir sa place pleine et entière. Une relation qui fonctionne bien, c’est une relation dans laquelle nous sommes des égaux. A contrario, les formes modernes d’organisation nient ce phénomène de la réciprocité et sont obligées d’inventer, en sus des normes, des règles, des lois, de la hiérarchie censées contenir les rapports de force.

 

Ainsi, remboursez ce que vous devez et vous serez quitte, c’est-à-dire que vous pourrez vous quitter (prendre la distance, ne plus respecter les obligations envers l’autre). « La réciprocité [à la différence du remboursement] annihile les risques de domination[5]  » et permet la continuation de l’échange sans mettre en péril la relation.

 

Pour Jacques GODBOUT[6], c’est même grâce à ce lien que la dignité et l’identité se construisent dans la société. Un cycle du don est institué, permettant à chacun d’exister par rapport à l’autre. L’altérité suppose cette circulation symbolique de la dette. Si cette circulation s’arrête, ou si elle se déséquilibre, alors la relation est menacée. Elle menace la personne qui se sent bafouée dans sa dignité.

 

Dans le cas de cette maman toxicomane, la situation lui était devenue insupportable. Elle recevait sans cesse (notre générosité « gratuite ») et ne savait plus rendre car « recevoir ne va pas de soi. Dans le don aux inconnus, il est le plus souvent impossible de rendre. Recevoir met en péril l’identité du receveur[7] » et il était sans doute inconcevable, pour cette femme qui avait certainement intégrée le système normatif culpabilisant excluant de notre société que des liens puissent se nouer avec elle, toxicomane. Ou bien encore, nous n’avions pas conscience de l’emprise que nous exercions sur elle par notre « désintéressement », et surtout par le fait que nous faisions semblant « de ne pas être affectés » par cette situation (affectés, c’est-à-dire mettant en péril nos affects). Aucun signe d’une possibilité pour cette maman d’un don en retour de sa part : « malgré nos bonnes intentions », elle était invalidée dans sa capacité à être en relation. Dans cette micro société « pleine de bonnes intentions » qu’était cette crèche, ce groupe de parents, il n’y avait pas de place pour permettre à cette femme d’exprimer, de construire, de valoriser sa propre identité (sa différence en tant que toxicomane, mais aussi sa culpabilité déniée par nous). Nous « rendions » service, pensions nous, alors que nous donnions de nous-même. La différence est essentielle : rendre service, c’est se positionner dans le champ du service, c’est-à-dire de la rupture entre producteurs (du service) et utilisateurs (du service) propre au système état – marché[8] permettant la distance nécessaire à ce que les autres parents, les autres enfants ne soient pas affectés par cette situation (séparation du relationnel et du productif, des professionnels et des usagers). Etait-ce à nous de rendre ? Ou organisions-nous en vue d’un service qui lui aurait été dû au nom d’une juste solidarité (celle qui s’exerce à sens unique), à organiser dans l’institution crèche ? Après tout, les parents étaient bien là pour un service répondant à leurs besoins… Or la caractéristique d’une crèche parentale est justement de n’être pas un appareil comme le décrit GODBOUT, mais bien plutôt une manière d’être ensemble parents, dans lequel le service est enchâssé dans un réseau de relations, elles mêmes à la fois finalité et moyen du service [9].

 

Tant que le projet était en construction, elle a pu donner à son tour. La réciprocité était respectée. C’est dans la reconnaissance de sa différence que le problème a émergé, quand de « l’extériorité » s’est manifestée. Plus on en faisait – et on n’aurait pas pu ne rien faire : les enfants étaient seuls – et plus la différence était occultée et la place de cette femme devenait impossible. Plutôt que de poser le problème, de respecter l’autre dans sa différence, ce qui suppose une reconnaissance, on a cherché à résoudre le problème qui se posait à nous et aux enfants, créant de fait une rupture (création d’une situation dans laquelle la réciprocité devenait impossible). La seule solution pour cette femme fut de rompre, de remettre de la distance, de s’éloigner d’une relation où elle se sentait niée, sous emprise. D’autres interprétations peuvent évidemment exister (par exemple le glissement projectif du milieu de la drogue vers le milieu de la crèche ressenti comme aliénant).

 

Cela rejoint la première histoire. Soit on créé sans le vouloir une situation de retour impossible (2e histoire), soit se créé un moment d’attente injustifiée de retour. Fatigués de ce cycle du don perturbé (impression de donner beaucoup pour peu de retour) les autres femmes attendent de cette femme africaine un retour, sous forme de changement de comportement, or cette attente est impossible dans le cycle du don, dans un mode d’être ensemble dont la finalité n’est pas le service, mais l’être ensemble. Comment sortir de cette tension si tant est qu’« il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer ses armes, ou donner tout. (…) C’est dans des états de ce genre que les hommes ont renoncé à leur quant à soi et ont su s’engager à donner et à rendre (…) Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir et enfin rendre. (…) S’opposer sans se massacrer, et se donner sans se sacrifier les uns aux autres[10] ».

 

Dans cette histoire, l’expérience communautaire sud-américaine de la directrice a permis que la femme en question soit reconnue dans sa manière d’être par un subtil renversement, elle n’arrive plus en retard (don négatif) mais donne à ses enfants un bon goûter. Don contre don : les autres femmes de la crèche peuvent prendre conscience qu’elles donnent un peu de leur temps pour que la femme donne à son tour à ses enfants, qui donneront alors à leur tour. Un cycle du don peut exister, la dette circule. Et l’on comprend que le retour, s’il vient, ne vient jamais comme une rétribution, un remboursement, en réponse directe au donneur. La dette est partagée, mutualisée, et devient positive[11] en ce sens que chacun estime, désire donner plus.

 

La 3e histoire est une autre version de la perturbation du cycle du don, à l’inverse de la première. Cette femme maghrébine participe à la vie de la crèche, en donnant de son temps et de sa compétence. Comme les autres, et c’est bien ce qui fait l’intérêt de ce type de crèches : basées sur la réciprocité, la circulation de la dette engendre des liens forts entre parents, entre enfants, entre enfants et adultes, entre parents et professionnels. Mais sa compétence n’est pas reconnue. Ce qu’elle donne est refusé. Cela compromet sa place. Ne pas pouvoir donner aux autres, c’est être bafoué. Imaginez refuser les fleurs que vous apporte votre mari (ou réciproquement) : c’est une déclaration de guerre. Vous allez vous sentir très mal. Au point de réagir maladroitement, de faire des fautes. Ce que ne manque pas de faire cette dame. L’enfant tombe par terre. Le symbole est total : incompétente elle était, incompétente elle reste. On ne peut en venir qu’à « souhaiter des rapports distants, ou même l’absence de rapports (…). C’est ce qu’elle va faire : quitter la crèche. Autrement dit, en cas de problème on tend plus à minimiser le lien qu’à réclamer justice[12] ».

 

 

Pour conclure…

 

Dans une autre de mes recherches, j’ai découvert que des relations proches où le cycle du don est profondément perturbé peut aboutir au suicide. Quelle identité a donc cette femme dans cette crèche ? Cette femme pouvait-elle continuer à exister dans cette micro société crèche ? Car il s’agit bien d’une micro société où les normes vont tendre à définir ce qui est bon ou mauvais, et par voie de conséquence, indiquer la nature des échanges, les modalités des bons et mauvais comportements.

 

Accueillir, c’est accueillir les normes de l’autre, échanger c’est être normatif[13], c’est-à-dire construire collectivement les nouvelles normes du vivre ensemble. Ce n’est que dans une acceptation de l’autre, dans ce qu’il a de tout autre, donc d’a-normal (au sens de nos propres normes) que l’échange peut se constituer. Le premier don que l’on reçoit, que l’on est obligé de recevoir, c’est la différence de l’autre. Fernand ZAZZO, qui a beaucoup travaillé sur les jumeaux l’a bien reconnu : ce qui permet à des jumeaux de survivre, c’est que chacun des jumeaux voit dans l’autre jumeau une tout autre personne, alors que d’autres personnes, de l’extérieur, voient un double. Cette symbolique de l’échange, qui est aussi la dimension symbolique des relations humaines, constitue la possibilité du vivre ensemble, réside dans la possibilité de la réciprocité.

 

L’accueil de la diversité est à ce prix : pouvoir recevoir et non seulement donner. La construction de son identité passe nécessairement par la relation, l’échange des symboles de soi, de ce qu’on est, échange qui naît de la différence, de la reconnaissance de l’altérité radicale (LEVINAS parle du « tout autre »). Il ne suffit pas de reconnaître l’autre en ce qu’il est différent et de rester dans un « quant à soi ». L’accueil de la diversité, c’est l’expérience vécue dans la réciprocité (le donner recevoir rendre) de ce que l’autre, de par sa différence, m’atteint et me change en profondeur.

Dans une crèche, l’accueil de la diversité, c’est ce qui va permettre de recevoir de l’autre, ce qui va permettre de changer la crèche et chacun en profondeur. Cela participe de la construction de l’identité, car celle-ci est bien le résultat d’une confrontation entre soi, l’image de soi, l’image renvoyée par les autres, les modes d’être en relation.

 

Contrairement à ce qu’affirme Ricoeur, ce n’est pas de reconnaître l’autre qui est la clé de la construction de l’identité, mais bien plutôt , à la manière de Lévinas, d’accepter ce que l’autre nous donne dans sa différence : « un mouvement du Même vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même »[14], au risque, ajoute Jacques DEWITTE, « d’une ingratitude de l’autre, [qui] exige que soit assumé et accepté à l’avance le risque d’une non réciprocité ».

Dit autrement, pour Ricoeur, c’est à chacun de donner ; pour Lévinas, c’est à chacun de recevoir…

 

La confiance, la nécessaire confiance dans la relation exige l’incertitude du retour de la part du donneur, qui ne peut avoir d’intention en ce sens. Donner, c’est faire confiance à l’autre, accepter le risque du non retour, de la différence radicale, qui exige cette « générosité radicale » dont parle LEVINAS, car même s’il y a retour, « l’observateur ne peut pas conclure que le don a été fait pour ce retour (…) mais il faut tout autant assumer le fait du retour  »[15], « car il n’est de don que ce qui excède par sa dimension symbolique la dimension utilitaire et fonctionnelle des biens et services[16] ».

 

Travailler la diversité dans des structures de service impose donc de considérer l’altérité, l’identité comme des constructions symboliques excédant de loin l’organisation des services. Exigeant une autre dimension que celle du management des services.

 

 

 

[1] Marcel MAUSS, essai sur le don in sociologie et anthropologie, PUF, p.258

[2] Les dons circulent (…) avec la certitude qu’ils seront rendus, ayant comme sûreté la vertu de la chose donnée qui est elle même cette sûreté. Il est, dans toute société possible, de la nature du don d’obliger à terme (p.199)

[3] Donner c’est manifester sa supériorité (p.269) (…) Accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (p.270).

[4] Ibid. p. 259

[5] Jacques GODBOUT le don, la dette et l’identité, La Découverte, 2000. p.43

[6] Jacques GODBOUT le don, la dette et l’identité, La Découverte, 2000. JG est professeur de sociologie à l’université de Montréal.

[7] Ibid. p.130

[8] La caractéristique première [de cette rupture, c’est qu’] un ensemble d’individus [entretiennent] un rapport d’extériorité à l’organisation sans lui être complètement étranger. Les appareils consacrent une partie importante de leur énergie à gérer les rapports entre l’intérieur et l’extérieur, parce que ces rapports sont en état de tension permanente. La participation est un effort pour résoudre cette tension. Ibid. p.10.

[9] C’est le propre de l’échange par le don que d’annihiler la distinction fin / moyens.

[10] MAUSS, op.cit. p.277

[11] « La dette mutuelle positive échappe à l’équivalence du fait que chacun considère qu’il donne plus qu’il ne reçoit ». J.Godbout, op.cit. p.47.

 

[12] J.Godbout, op.cit pp. 27-28

[13] Cf. à ce sujet le livre célèbre de Georges CANGUILHEM le normal et le pathologique, PUF.

[14] Lévinas cité par Jacques DEWITTE in Cahiers d’études Lévinassiennes, N°1, 2002, p.69.

[15] Jacques GODBOUT, ce qui circule entre nous, Seuil 2007, p.133.

[16] Alain CAILLE : Marcel Mauss et le paradigme du don, sociologie et sociétés, XXXVI, N° 2, 2005, p.145.

class=MsoFootnoteReference>[12] ».

 

 

Pour conclure…

 

Dans une autre de mes recherches, j’ai découvert que des relations proches où le cycle du don est profondément perturbé peut aboutir au suicide. Quelle identité a donc cette femme dans cette crèche ? Cette femme pouvait-elle continuer à exister dans cette micro société crèche ? Car il s’agit bien d’une micro société où les normes vont tendre à définir ce qui est bon ou mauvais, et par voie de conséquence, indiquer la nature des échanges, les modalités des bons et mauvais comportements.

 

Accueillir, c’est accueillir les normes de l’autre, échanger c’est être normatif[13], c’est-à-dire construire collectivement les nouvelles normes du vivre ensemble. Ce n’est que dans une acceptation de l’autre, dans ce qu’il a de tout autre, donc d’a-normal (au sens de nos propres normes) que l’échange peut se constituer. Le premier don que l’on reçoit, que l’on est obligé de recevoir, c’est la différence de l’autre. Fernand ZAZZO, qui a beaucoup travaillé sur les jumeaux l’a bien reconnu : ce qui permet à des jumeaux de survivre, c’est que chacun des jumeaux voit dans l’autre jumeau une tout autre personne, alors que d’autres personnes, de l’extérieur, voient un double. Cette symbolique de l’échange, qui est aussi la dimension symbolique des relations humaines, constitue la possibilité du vivre ensemble, réside dans la possibilité de la réciprocité.

 

L’accueil de la diversité est à ce prix : pouvoir recevoir et non seulement donner. La construction de son identité passe nécessairement par la relation, l’échange des symboles de soi, de ce qu’on est, échange qui naît de la différence, de la reconnaissance de l’altérité radicale (LEVINAS parle du « tout autre »). Il ne suffit pas de reconnaître l’autre en ce qu’il est différent et de rester dans un « quant à soi ». L’accueil de la diversité, c’est l’expérience vécue dans la réciprocité (le donner recevoir rendre) de ce que l’autre, de par sa différence, m’atteint et me change en profondeur.

Dans une crèche, l’accueil de la diversité, c’est ce qui va permettre de recevoir de l’autre, ce qui va permettre de changer la crèche et chacun en profondeur. Cela participe de la construction de l’identité, car celle-ci est bien le résultat d’une confrontation entre soi, l’image de soi, l’image renvoyée par les autres, les modes d’être en relation.

 

Contrairement à ce qu’affirme Ricoeur, ce n’est pas de reconnaître l’autre qui est la clé de la construction de l’identité, mais bien plutôt , à la manière de Lévinas, d’accepter ce que l’autre nous donne dans sa différence : « un mouvement du Même vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même »[14], au risque, ajoute Jacques DEWITTE, « d’une ingratitude de l’autre, [qui] exige que soit assumé et accepté à l’avance le risque d’une non réciprocité ».

Dit autrement, pour Ricoeur, c’est à chacun de donner ; pour Lévinas, c’est à chacun de recevoir…

 

La confiance, la nécessaire confiance dans la relation exige l’incertitude du retour de la part du donneur, qui ne peut avoir d’intention en ce sens. Donner, c’est faire confiance à l’autre, accepter le risque du non retour, de la différence radicale, qui exige cette « générosité radicale » dont parle LEVINAS, car même s’il y a retour, « l’observateur ne peut pas conclure que le don a été fait pour ce retour (…) mais il faut tout autant assumer le fait du retour  »[15], « car il n’est de don que ce qui excède par sa dimension symbolique la dimension utilitaire et fonctionnelle des biens et services[16] ».

 

Travailler la diversité dans des structures de service impose donc de considérer l’altérité, l’identité comme des constructions symboliques excédant de loin l’organisation des services. Exigeant une autre dimension que celle du management des services.

 

 

 

[1] Marcel MAUSS, essai sur le don in sociologie et anthropologie, PUF, p.258

[2] Les dons circulent (…) avec la certitude qu’ils seront rendus, ayant comme sûreté la vertu de la chose donnée qui est elle même cette sûreté. Il est, dans toute société possible, de la nature du don d’obliger à terme (p.199)

[3] Donner c’est manifester sa supériorité (p.269) (…) Accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (p.270).

[4] Ibid. p. 259

[5] Jacques GODBOUT le don, la dette et l’identité, La Découverte, 2000. p.43

[6] Jacques GODBOUT le don, la dette et l’identité, La Découverte, 2000. JG est professeur de sociologie à l’université de Montréal.

[7] Ibid. p.130

[8] La caractéristique première [de cette rupture, c’est qu’] un ensemble d’individus [entretiennent] un rapport d’extériorité à l’organisation sans lui être complètement étranger. Les appareils consacrent une partie importante de leur énergie à gérer les rapports entre l’intérieur et l’extérieur, parce que ces rapports sont en état de tension permanente. La participation est un effort pour résoudre cette tension. Ibid. p.10.

[9] C’est le propre de l’échange par le don que d’annihiler la distinction fin / moyens.

[10] MAUSS, op.cit. p.277

[11] « La dette mutuelle positive échappe à l’équivalence du fait que chacun considère qu’il donne plus qu’il ne reçoit ». J.Godbout, op.cit. p.47.

 

[12] J.Godbout, op.cit pp. 27-28

[13] Cf. à ce sujet le livre célèbre de Georges CANGUILHEM le normal et le pathologique, PUF.

[14] Lévinas cité par Jacques DEWITTE in Cahiers d’études Lévinassiennes, N°1, 2002, p.69.

[15] Jacques GODBOUT, ce qui circule entre nous, Seuil 2007, p.133.

[16] Alain CAILLE : Marcel Mauss et le paradigme du don, sociologie et sociétés, XXXVI, N° 2, 2005, p.145.

class=MsoFootnoteReference>[12] ».

 

 

Pour conclure…

 

Dans une autre de mes recherches, j’ai découvert que des relations proches où le cycle du don est profondément perturbé peut aboutir au suicide. Quelle identité a donc cette femme dans cette crèche ? Cette femme pouvait-elle continuer à exister dans cette micro société crèche ? Car il s’agit bien d’une micro société où les normes vont tendre à définir ce qui est bon ou mauvais, et par voie de conséquence, indiquer la nature des échanges, les modalités des bons et mauvais comportements.

 

Accueillir, c’est accueillir les normes de l’autre, échanger c’est être normatif[13], c’est-à-dire construire collectivement les nouvelles normes du vivre ensemble. Ce n’est que dans une acceptation de l’autre, dans ce qu’il a de tout autre, donc d’a-normal (au sens de nos propres normes) que l’échange peut se constituer. Le premier don que l’on reçoit, que l’on est obligé de recevoir, c’est la différence de l’autre. Fernand ZAZZO, qui a beaucoup travaillé sur les jumeaux l’a bien reconnu : ce qui permet à des jumeaux de survivre, c’est que chacun des jumeaux voit dans l’autre jumeau une tout autre personne, alors que d’autres personnes, de l’extérieur, voient un double. Cette symbolique de l’échange, qui est aussi la dimension symbolique des relations humaines, constitue la possibilité du vivre ensemble, réside dans la possibilité de la réciprocité.

 

L’accueil de la diversité est à ce prix : pouvoir recevoir et non seulement donner. La construction de son identité passe nécessairement par la relation, l’échange des symboles de soi, de ce qu’on est, échange qui naît de la différence, de la reconnaissance de l’altérité radicale (LEVINAS parle du « tout autre »). Il ne suffit pas de reconnaître l’autre en ce qu’il est différent et de rester dans un « quant à soi ». L’accueil de la diversité, c’est l’expérience vécue dans la réciprocité (le donner recevoir rendre) de ce que l’autre, de par sa différence, m’atteint et me change en profondeur.

Dans une crèche, l’accueil de la diversité, c’est ce qui va permettre de recevoir de l’autre, ce qui va permettre de changer la crèche et chacun en profondeur. Cela participe de la construction de l’identité, car celle-ci est bien le résultat d’une confrontation entre soi, l’image de soi, l’image renvoyée par les autres, les modes d’être en relation.

 

Contrairement à ce qu’affirme Ricoeur, ce n’est pas de reconnaître l’autre qui est la clé de la construction de l’identité, mais bien plutôt , à la manière de Lévinas, d’accepter ce que l’autre nous donne dans sa différence : « un mouvement du Même vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même »[14], au risque, ajoute Jacques DEWITTE, « d’une ingratitude de l’autre, [qui] exige que soit assumé et accepté à l’avance le risque d’une non réciprocité ».

Dit autrement, pour Ricoeur, c’est à chacun de donner ; pour Lévinas, c’est à chacun de recevoir…

 

La confiance, la nécessaire confiance dans la relation exige l’incertitude du retour de la part du donneur, qui ne peut avoir d’intention en ce sens. Donner, c’est faire confiance à l’autre, accepter le risque du non retour, de la différence radicale, qui exige cette « générosité radicale » dont parle LEVINAS, car même s’il y a retour, « l’observateur ne peut pas conclure que le don a été fait pour ce retour (…) mais il faut tout autant assumer le fait du retour  »[15], « car il n’est de don que ce qui excède par sa dimension symbolique la dimension utilitaire et fonctionnelle des biens et services[16] ».

 

Travailler la diversité dans des structures de service impose donc de considérer l’altérité, l’identité comme des constructions symboliques excédant de loin l’organisation des services. Exigeant une autre dimension que celle du management des services.

 

 

 

[1] Marcel MAUSS, essai sur le don in sociologie et anthropologie, PUF, p.258

[2] Les dons circulent (…) avec la certitude qu’ils seront rendus, ayant comme sûreté la vertu de la chose donnée qui est elle même cette sûreté. Il est, dans toute société possible, de la nature du don d’obliger à terme (p.199)

[3] Donner c’est manifester sa supériorité (p.269) (…) Accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (p.270).

[4] Ibid. p. 259

[5] Jacques GODBOUT le don, la dette et l’identité, La Découverte, 2000. p.43

[6] Jacques GODBOUT le don, la dette et l’identité, La Découverte, 2000. JG est professeur de sociologie à l’université de Montréal.

[7] Ibid. p.130

[8] La caractéristique première [de cette rupture, c’est qu’] un ensemble d’individus [entretiennent] un rapport d’extériorité à l’organisation sans lui être complètement étranger. Les appareils consacrent une partie importante de leur énergie à gérer les rapports entre l’intérieur et l’extérieur, parce que ces rapports sont en état de tension permanente. La participation est un effort pour résoudre cette tension. Ibid. p.10.

[9] C’est le propre de l’échange par le don que d’annihiler la distinction fin / moyens.

[10] MAUSS, op.cit. p.277

[11] « La dette mutuelle positive échappe à l’équivalence du fait que chacun considère qu’il donne plus qu’il ne reçoit ». J.Godbout, op.cit. p.47.

 

[12] J.Godbout, op.cit pp. 27-28

[13] Cf. à ce sujet le livre célèbre de Georges CANGUILHEM le normal et le pathologique, PUF.

[14] Lévinas cité par Jacques DEWITTE in Cahiers d’études Lévinassiennes, N°1, 2002, p.69.

[15] Jacques GODBOUT, ce qui circule entre nous, Seuil 2007, p.133.

[16] Alain CAILLE : Marcel Mauss et le paradigme du don, sociologie et sociétés, XXXVI, N° 2, 2005, p.145.

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