Pour une alternative à l’incurie de notre système sanitaire et de santé publique - Dr. Michel BASS, janvier 2013

Pour une alternative à l’incurie de notre système sanitaire et de santé publique

Dr. Michel BASS, janvier 2013

Chaque jour se dévoilent des scandales dans le système de santé. Chaque jour est mis en évidence un système gangrené par l’industrie des médicaments, c’est-à-dire par une industrie qui prône les finalités et valeurs externes de la santé pour ne servir que ses finalités internes (son propre développement, ses profits). SERVIER n’est que l’arbre qui cache la forêt, un bouc émissaire efficace (car comme chacun sait, le bouc émissaire doit quand même avoir un peu tord). Mais SERVIER a juste la morgue de l’intouchable, celui qui ose dire et faire ce que les autres font aussi mais clandestinement. La revue Prescrire comme d’ailleurs la revue « Pratiques ou les cahiers de la médecine utopique » parlent de ces scandales depuis plusieurs dizaines d’années…

La question des médicaments est le reflet de l’ensemble des dysfonctionnements du système : cela commence dès la formation initiale des professionnels de santé. Par exemple demandez à des étudiants infirmiers de 3e année ce que coûte le système de santé, et particulièrement les médicaments. Personne n’en a la moindre idée, pas même un ordre de grandeur. Pas plus d’ailleurs que d’éléments de comparaison avec d’autres secteurs de l’action publique.

A ce titre, le livre et les interventions des Pr. DEBRE et EVEN sont salutaires. Mais insuffisants politiquement. La chaîne de la santé est viciée et il faudrait un énorme courage politique pour s’y affronter. La litanie est sans fin. En voici quelques exemples

-  Les cours de thérapeutique à la faculté de médecine se résument à la prescription de médicaments et à l’étude plus ou moins patronnée par les laboratoires de la pharmacologie.

-  Les prescripteurs ne se sentent pas responsables de leurs prescriptions

-  La formation continue (pas seulement des médecins) est quasi inexistante en dehors du marketing des industriels

-  Les grandes agences (sécurité des produites de santé, AMM, prix du médicament, et même HAS) sont trop compromises pour prendre les décisions qui s’imposeraient.

-  Le ministère et ses différentes directions ne touchent strictement à rien du système depuis des dizaines d’années : les réformes conduisant aux CRS, ARH, ARS, réforme de la sécurité sociale n’ont strictement rien changé à l’organisation effective du système de santé. Les médecins continuent à faire la même médecine de sur prescription d’examens et de médicaments et les pouvoirs publics ont recommencé à faire de la propagande sanitaire en lieu et place de la promotion de la santé. Les médecins sont toujours payés à l’acte et les hôpitaux, qui pourtant y échappaient, sont maintenant rémunérés à l’activité. Cette rigidité existe à tous les étages. Ainsi par exemple, le seul fait d’évoquer d’autres modes de rémunération que le paiement à l’acte lors d’un accompagnement d’un projet de maison de santé pluriprofessionnelle m’a fait taxer (péjorativement !) de communiste (et même pas par un médecin) !

-  Les ARS n’ont pas réussi à faire l’amalgame entre les anciennes DDASS et la sécurité sociale (bien sûr il n’est pas étonnant que le payeur veuille contrôler les décisions). Ainsi elles sabordent les initiatives intéressantes (comme les réseaux de santé) au nom de la gestion (le réseau psychiatrie de la Drôme a été fermé avant même d’avoir pu se développer convenablement, les réseaux de soins palliatifs à domicile ont vu leurs ressources fondre comme neige au soleil) comme si on n’avait pas encore compris que le soin c’est d’abord du temps de relation et non seulement des actes techniques. Les ARS, voilà une idée formidable, et pour finir une réforme pitoyable où le résultat est un surcroît de bureaucratie, de technocratie (voir par exemple le dérisoire projet d’évaluation des réseaux de santé concocté par le bureau d’étude SANESCO pour le ministère) et de gestionnite.

-  L’idée de l’éducation pour la santé s’est étiolée pour ne plus être que de « l’éducation thérapeutique » ou de la propagande sanitaire. La prévention se résume à des dépistages dont l’efficacité est faible voire non prouvée.

Il y a tout à reprendre. Et surtout en finir avec ces bureaux d’étude et ces experts qui déterminent les besoins de la population, évaluent les établissements, fabriquent des critères qualité, accréditent ou certifient les services sans même se soucier de l’effet réel des pratiques et de leurs recommandations sur les patients ou la population. Ces expertises dont se gargarisent administrations et politiques ne correspondent à rien de concret pour les acteurs et les populations, sauf des difficultés et bien souvent des dangers supplémentaires.

36 milliards d’€ par an pour les médicaments en France. C’est plus que le budget de l’armée… Dans une étude que j’ai menée dans des établissements pour personnes âgées, j’ai pu montrer que

-  En prescrivant systématiquement dans chaque classe thérapeutique le médicament le moins cher du marché (à indication et AMM équivalents) on pouvait déjà diminuer le budget médicament d’environ 15 %.

-  Après, en limitant le nombre de molécules prescrites, en supprimant les médicaments inutiles (comme les statines ou nombre de psychotropes), en prenant en compte l’iatrogénie des interactions médicamenteuses, on peut encore supprimer une bonne moitié des prescriptions.

Cela représente déjà une « économie » potentielle de quelques 20 milliards d’€. En rajoutant le fait que nombre d’accidents de santé et d’hospitalisations sont directement liés au mésusage du médicament, on peut imaginer encore quelques milliards supplémentaires (soit 3 fois le déficit de la sécurité sociale, presque la moitié du budget de l’éducation ou de l’impôt sur le revenu). Combien de postes de soignants ou de dispositifs (comme par exemple la balnéothérapie dans les EHPAD où on a supprimé les baignoires au non de l’hygiène et de la peur de la légionellose) alternatifs cela représente-t-il ? Combien d’efforts en moins demandés à la population en période d’austérité ? Et combien de vie gâchée du fait de ces efforts avec les conséquences que tout le monde peut voir en matière de santé (maladies professionnelles, épuisement, dépression, suicides, etc.) ?

Le système de santé est fou et coûte les yeux de la tête. Et les solutions au déficit du budget de l’état n’envisagent pas une seule fois de revoir ce système de fond en comble.

Il existe cependant des moyens de faire évoluer les pratiques, au moins à la base, sans avoir besoin de réformer les administrations sclérosées (sauf peut-être sur le financement des pratiques alternatives). Comme nous le faisons dans l’accompagnement du projet santé du pays « Yon et Vie » (La Roche Sur Yon), on peut inciter les acteurs à penser leur projet, à se réorganiser et à poursuivre des objectifs d’amélioration d’un certain nombre des problèmes qui se posent : sorties d’hôpital, prescriptions, prise en charge des personnes âgées, prise en charge des malades mentaux, etc.). On peut remettre l’idée et le projet de la santé des gens au centre de nos préoccupations. Il s’agit là d’une approche philosophique et politique : la promotion de la santé.

Mais il convient de garder à l’esprit que la promotion de la santé ou la santé communautaire ne sont ni une pratique ni une méthodologie que l’on pourrait apprendre en tant que telles[1], mais une philosophie de l’action : cette pensée de l’action qui nous impose un « agir » avant de faire comme nous l’avons théorisé à plusieurs reprises, et qui est en quelques sortes le propre d’une approche philosophique. Comment faire progresser l’idée que professionnels comme population puissent, ensemble, dans les institutions sanitaires ou médicosociales comme à domicile, réfléchir à l’action proposée, envisageable, ou souhaitable ?  Peser le pour et le contre de ce qui nous est proposé, en soupeser les implications éthiques et morales, les effets bénéfiques comme les effets nocifs ? Développer ces interrogations systématiquement afin de créer les conditions d’une décision collégiale, partagée et prudente et tout ceci avant de se lancer tête baissée dans l’action (action tête baissée dont la quintessence est justement l’enchaînement diagnostic/prescription des médecins).

Les « conférences de citoyens » nous ont montré que les décisions collaboratives, pour lesquelles les experts ne sont qu’une aide à la décision et non l’arbitrage ultime, aboutissent le plus souvent à des décisions plus mesurées, en un mot plus sages que les décisions issues de la seule expertise. Cela est vrai pour les grandes décisions de société (les OGM, le nucléaire), mais l’est également pour des décisions concernant la santé de chacun d’entre nous. Prendre ce temps de la réflexion, d’une mise en questions des problèmes et des solutions, c’est choisir d’en faire moins, mais mieux. C’est en ce sens que la réflexion commune et locale (la santé communautaire) vient percuter les pratiques de soins et les pratiques médicales, mais aussi les programmes et les discours de la santé publique, le fonctionnement des structures de santé publique (agences, ministères, sécurité sociale, mutuelles, associations). Car en pratique médicale, les décisions restent encore et toujours largement le domaine du médecin, qui prescrit quasi instantanément dans le cadre de procédures et de protocoles qui sont devenus au fil des ans de plus en plus techniques voire technocratiques. En santé publique les grands programmes verticaux ne reposent que sur des diagnostics experts (partiels) et non sur une réelle élaboration (même si la difficulté que j’évoque est contournée par l’invocation d’un « diagnostic partagé »). 

Il faut le reconnaître : l’ « action rationnelle en vue d’une fin » décrite par Habermas[2] ne produit en fait pas les résultats qu’elle proclame[3]. Ni le système de santé ni les programmes de santé publique ne sont pour beaucoup dans l’état de santé auquel nous sommes arrivés, mais ils peuvent en revanche y être pour beaucoup dans une dégradation de la qualité de vie dès lors que l’on est malade (ou potentiellement malade, comme dans Knock). Que signifie par exemple d’annoncer à une personne de 94 ans à un stade avancé de cardiopathie qu’elle a une tumeur au sein ? Que signifient les politiques de dépistage de cancer du colon, du sein ou de la prostate ? Qu’apportent aux gens les soins quasi obligatoires que l’on prescrit et qui viennent submerger durablement leurs pensées et leurs perspectives de vie sans pour autant leur garantir une meilleure « espérance de vie » ou une meilleure qualité de la vie ? Que signifie déclarer qu’un enfant agité est un enfant hyperactif qu’il faut soigner ?, etc.

Corollairement à ces questions concrètes, que vaut un système de santé où l’interrogation sur les pratiques est quasiment absente, sauf dans ses manifestations bureaucratiques (« la qualité », l’ « évaluation ») ? Comment notre société a-t-elle pu bâtir et laisser perdurer un système de santé qui produit de telles déviances ? Comme par exemple le fait que la plupart des médecins prescrivent énormément de médicaments aux personnes âgées ? Ou que la médecine ne propose que rarement aux malades des alternatives aux soins médicaux proposés ? Que l’on continue d’affirmer en une sorte de téléologie médicale que l’accès aux soins serait la source des inégalités devant la maladie et la mort ? Que les médecins se plaignent d’être débordés et pris du matin au soir, alors qu’il n’y a jamais eu autant de médecins sans pour autant s’interroger sur la possibilité de pratiquer leur art autrement[4]  ?

Une approche lente, où l’action est soumise à l’interrogation et la décision partagée, où l’administration ne serait pas toute puissante sur de pseudos critères d’efficacité ou de qualité, où se soigner ne serait plus une espèce d’injonction normative et comportementale, où l’utilisation des ressources de la technique médicale serait mûrement réfléchie pour chaque personne, tout cela suppose le temps de la relation et de la concertation. Bref une santé communautaire qui favoriserait une médecine et des programmes de santé publique lents, critiques, coopératifs et de co-décision. Des pratiques où le bien-être (la vie bonne) l’emporterait sur l’activisme sanitaire.

Edgar POE définissait ainsi une vie bonne :

-  Renoncer à tout pouvoir

-  Aimer un être

-  Vivre proche de la nature

-  Etre créatif (avoir une activité qui soit créative).

Voilà un beau programme de santé publique. Qui peut s’appliquer à tous les échelons de notre philosophie de l’action lente et réfléchie : renoncer à tout pouvoir (beau programme pour les médecins, les institutions) et préférer l’autorité, au sens d’une légitimité d’un savoir et de son partage. Vivre proche de la nature, aimer et être créatif, voilà un programme de santé sociale, proche de Fourier et de son phalanstère. En tout cas condition importante de la bonne santé.

Philosophie de l’action disions-nous qui impose de remettre en cause ses manières de faire, les résultats de ce que l’on fait, les tenants et les aboutissants des discours et des politiques.

A l’AFRESC, nous essayons d’y croire encore et toujours.

 



[1] Je feuilletais récemment avec un étonnement exaspéré le document commercial de formation continue de l’EHESP (Ecole des hautes études en santé publique). Il y est proposé une formation en « promotion de la santé ». Sous tendu : il y aurait des pratiques de promotion de la santé qui seraient spécifiques et différentes des pratiques de soins.

[2] La technique et la science comme idéologie. Denoël, 19…Habermas montre à quel point la foi dans la rationalité de l’action fait partie du problème.

[3] B.STIEGLER (états de choc, bêtise et savoir au 21e siècle, Mille et une nuits, 2012) nous rappelle opportunément que la rationalisation est l’antithèse de la raison. La raison ramenée à son instrumentalisation, sa réification comme le notaient déjà Habermas et Adorno dans les années 1940. J’ajouterai que c’est dans cette réification de la raison que les pratiques d’évaluation officielles trouvent leur place : évaluation bureaucratique, rationalisation des choix budgétaires ou évaluation managériale sont justement là pour proclamer ces résultats contestables. Voir à ce sujet le récent et excellent livre d’Angélique DEL REY « la tyranie de l’évaluation », La Découverte 2013.

[4] La volonté publique de créer de nouvelles formes d’exercice médical sous la forme de maisons pluridisciplinaires de santé aurait pu être l’opportunité d’inciter à un changement des pratiques, en poussant les porteurs de projet à réfléchir à ces questions. Il n’en est malheureusement rien, sauf exceptions (comme notre accompagnement du projet santé de La Roche-sur-Yon).

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