Le management peut-il être motivant ? Intervention du Dr. Michel BASS au séminaire d’Air Formation Toulouse 24 septembre 2010

Le management peut-il être motivant ?

Intervention du Dr. Michel BASS au séminaire d’Air Formation

Toulouse 24 septembre 2010

 

INTRODUCTION : quid du management ?

Avant de poser les conditions d’un management motivant, mieux vaut essayer de définir le management, d’en tirer quelques enseignements, et de montrer en quoi un management pourrait éventuellement devenir motivant.

En quelques minutes, je ne peux faire le tour d’une question si vaste, en particulier les prémisses sociopolitiques du développement du management. C’est en effet, et je le déplore, une tarte à la crème des managers et des formateurs au management que de délibérément ignorer les sous bassement idéologiques, anthropologiques et économiques du management, et d’en n’explorer finalement que les facettes, les variantes, les styles, les modalités concrètes de gestion des process de production, et en particulier des conflits.

Tout n’est bien sûr pas si simple, et mon propos visant à accoler l’adjectif « motivant » au management n’est pas neutre.

Mon propos se base sur 2 types d’expérience :

-  Une expérience théorique : j’ai été formé récemment (c’est-à-dire dans les 4 années qui viennent de s’écouler) au management à 2 reprises. Les approches proposées et les styles revendiqués comme « bons » n’étaient pas du tout les mêmes dans chacun des cas.

-  Une expérience pratique  : j’ai été, au cours de ma carrière, à tous les niveaux possibles du management : salarié d’une entreprise, travailleur indépendant (libéral), fondateur et directeur d’une très petite entreprise (nous n’avons jamais dépassé 8 salariés), directeur d’un service de 800 personnes dans un Conseil Général, et responsable de la qualité de la santé dans des EHPAD, c’est-à-dire en quelques sorte « conseiller technique ». Si ces expériences sont en dehors de votre domaine, je peux néanmoins affirmer que la question que pose le management, l’organisation, et la responsabilité sont du même ordre dans le domaine de la santé et du social que dans l’aéronautique, tout au moins dans la modernité récente, celle qui n’accepte plus les risques.

Ce qui m’étonne toujours lorsque l’on parle de management, c’est la nécessité d’y accoler un adjectif, comme si le mot ne signifiait rien par lui-même. Ainsi existent des managements technocratiques, bureaucratiques, tyranniques, charismatiques, coaching. Ces styles de management définissent des managers…

Autrement dit, le mot management est un mot valise (c’est-à-dire rempli de toutes les significations dont on a opportunément besoin), et un mot écran. Mot écran, c’est à dire cachant une idée bien simple à l’origine de la nécessité du management : comment inciter (motiver ? forcer ?) les gens à travailler pour quelqu’un d’autre ?

Dans la formule « travailler pour quelqu’un d’autre », tous les termes posent en fait problème : travailler :

-  qu’est-ce aujourd’hui que le travail pour la grande majorité de la population ?

-  Travailler pour : quelle est donc la finalité de ce travail ?

-  Et pour quelqu’un : c’est-à-dire pas moi…

-  Et ce quelqu’un est un autre : autre ? Différent ? Ne partageant pas les mêmes buts ? Les mêmes valeurs ?

La notion de travail est ambiguë

La notion de travail s’est profondément transformée depuis un peu plus d’un siècle, avec d’une part avec l’industrialisation, et d’autre part avec l’automatisation, la robotisation. En effet :

-  d’une part le travail a migré hors de la sphère domestique : le travail est une affaire que l’on a volontairement séparée de la vie privée. L’organisation scientifique du travail (Taylor), à l’origine de la plupart des théories du mangement a consisté à créer les conditions d’une séparation radicale entre vie privée et vie professionnelle, afin de bénéficier du temps et de l’attention du salarié à 100% (on le paie pour cela).

-  D’autre part le travail a perdu sa finalité : aujourd’hui, dit le philosophe allemand G.ANDERS[1], l’ouvrier qui fabrique des mines anti personnel ne sait même plus faire le lien entre son travail (l’acte, le geste) et le produit fini, et encore moins son utilisation. C’est la parcellisation du travail, résultat d’une réflexion d’ingénieur (Taylor) qui a mis en place et organisé la décomposition des tâches. Cela amenait à simplifier (et multiplier) les tâches, à les rendre automatiques et donc rapides. Plus la tâche était simple, plus l’ouvrier était fiable, rapide, l’apprentissage de la tâche facile et immédiat (pas besoin de formation, et donc salaires très bas).

De cette transformation, le constat le plus évident est que le travailleur a perdu la maîtrise de son ouvrage. Que, dirait H.ARENDT, le travail s’est séparé de l’œuvre[2]. Le travail est donc devenu une chose sans valeur autre que marchande : c’est un bien (peut-être le seul) appartenant au travailleur et qu’il vend sur un marché, le marché du travail.

En examinant cette évolution du travail, on constate que l’ouvrier est devenu un rouage d’une machine dont la production (le sens, la finalité, le pourquoi et le pour quoi) lui échappe totalement. La seule chose qui doit lui rester évidente est la nécessité de la production, et le besoin (temporaire [3]) d’un agent de production. Il faut donc inventer ces mécanismes faisant que l’agent accepte de travailler.

Le management est donc cette méthode qui voudrait (ou se croit capable de) obliger le travailleur à travailler, en créant les conditions telles que le travailleur s’imagine faire des choix personnels en décidant d’obéir, de se plier à la volonté extérieure. En psychosociologie, cela s’appelle de la manipulation.

 

II- IMAGINER UN MANAGEMENT MOTIVANT

Imaginer un management motivant, une fois ces prémisses posées montrent la nécessité de 2 conditions :

1-  Ne pas avoir comme le profit comme (seule) finalité pour l’entreprise, mais bien avoir des buts et des méthodes éthiques et partagées. Cela explique pourquoi le management est si souvent le contraire de ce que les formateurs au management continuent avec constance à dispenser dans les formations

2-  Par voie de conséquence, il faut identifier quelques « non-dits » de la théorie du management, ainsi que quelques « sur-dits ».

Une seule motivation : l’intérêt ?

 

Tout d’abord l’idéologie de l’intérêt porté par la science économique dite libérale (je préfère pour ma part « néoclassique »). Pour cette tendance des sciences humaines, l’être humain serait un animal mu (motivé) par l’intérêt et l’intérêt seul. Pour cela, chacun calculerait et adapterait ses comportements en fonction de ce seul intérêt. L’homme ne serait qu’un froid calculateur, n’écoutant que ses seuls intérêts. En théorie morale, cela s’appelle un égoïste.

Il faudrait donc attirer les gens, leur créer de bonnes conditions de travail, les payer correctement (FORD, MAYO), voire les « faire participer » (suite aux travaux de MASLOW décrivant les « besoins fondamentaux de l’être humain », en particulier celui d’être reconnu et de se dépasser, on imagine les cercles de qualité – j’en parle plus bas à propos de la perfection et de la tension vers un but non choisi).

Mais il suffit de regarder autour de nous pour nous apercevoir que la théorie de l’égoïsme intrinsèque de l’homme est fausse

D’une part, comment imaginer une société composée uniquement d’individus aux intérêts égoïstes ? Ne va-ton pas rapidement arriver à la guerre de tous contre tous tant redoutée par les philosophes écossais du 18e siècle (Hobbes) ?

Car en effet si chacun n’agit qu’en fonction de ses intérêts personnels, on ne peut que constater que ces intérêts rentrent en contradiction les uns avec les autres. Ces contradictions, pour ne pas être dévastatrices, ont conduits les humains – capables en cela – à construire « de la société », c’est-à-dire des règles, des morales, des éthiques, des lois, des institutions leur permettant de co-exister. En première approximation les théories sociologiques du pouvoir (sociologie des organisations, analyse stratégique par exemple) ont cherché à analyser les fonctionnements pacifiés de la société.

Mais en fouillant cette question plus loin, on s’aperçoit que des intérêts contradictoires existent à tous les niveaux et sont les moteurs de nombreux conflits :

-  entre les travailleurs eux-mêmes (concurrence sur le marché du travail)

-  entre les travailleurs et leur patron (le coût salarial est une « variable d’ajustement », le marketing l’emporte sur le management)

-  entre les travailleurs et leur entreprise : le travailleur n’est jamais assez efficace ni sûr (sécurité, qualité) pour optimiser la production et cela est à l’origine entre autres des phénomènes maintenant bien connus de harcèlement.

Ce que Marx et bien d’autres avaient bien décrit.

La théorie du management a oublié les enjeux des pouvoirs liés à l’intérêt (lutte des classes…) pour recentrer la question de l’intérêt comme motivation de l’être à agir et donc les techniques de motivation essayant de satisfaire les intérêts de chacun.

L’homme est un animal social !

Mais cela ne suffit pas. Car nous constatons tous les jours que l’homme fait énormément d’effort pour l’autre : on s’invite, on se fait des cadeaux, on se marie, on fait des lois, on invente des normes, on invente un « intérêt général », et même la sécurité sociale. Comment l’humain se débrouille-t-il pour dépasser ses seuls intérêts égoïstes et ses enjeux de pouvoir ? Est-ce parce que, comme le stipulent certains économistes, parce qu’ils y ont intérêt ? Mais pourquoi donc aurais-je intérêt à composer avec mon voisin quand c’est tellement plus simple de le tuer ? Comme dans ces luttes animales pour la prééminence du mâle dominant ?

Les humains ont inventé de vivre en société, de construire des rapports de paix entre les individus, de construire des lois (« tu ne tueras point », « tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin », et les subtils tabous et loi prohibant l’inceste, subtilité qui autorise l’échange – de femmes, par l’alliance entre beaux-frères - entre étrangers).

Cela contredit le théoricien de l’état et de la dictature qu’était HOBBES (Léviathan), qui affirmait que l’homme avait besoin d’un chef tout puissant parce que « l’homme est un loup pour l’homme ». L’homme vit en société, parle, échange, invente, etc. En particulier, il préfère établir des relations avec son prochain pour opérer ses échanges. Il préexiste à tout échange que l’homme, doué de conscience, est capable de renoncer, est capable de faire plaisir, de protéger, d’agir pour le prestige, etc. S’il n’avait pas cette conscience de l’autre, s’il n’était pas capable de symboliser le monde dans lequel il vit (reconnaître la parenté, interdire l’inceste, fabriquer des règles et des lois), il lui serait plus facile de tuer la personne qui possède ce qu’il désire. Il ne le fait pas. Agir par pur intérêt sans imaginer l’intérêt et la situation de l’autre n’est-il pas préférable ? En fait l’intérêt de chacun se conjugue sans cesse dans un système complexe de relations, elles mêmes nécessaires … à ce que l’intérêt existe. En effet, sans relation, sans échange, que resterait-il d’autre de notre intérêt que des désirs immédiats, pulsionnels, c’est-à-dire animaux ?

L’homme cultive par nécessité les relations. Sans relations, sans société, il n’y aurait plus d’échange, simplement du chacun pour soi sans loi ni morale. Et on ne serait pas là pour en parler…

Quelle est cette force qui rapproche les gens, qui leur permet de se reconnaître et d’être suffisamment liés pour permettre les échanges ? MAUSS le dit clairement : ce lien, constitutif de l’espèce humaine, repose sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre afin d’échanger. Ce qui fait exister le lien, c’est précisément cette capacité de donner, et cette obligation de recevoir. Car sans personne pour recevoir, que serait le don ? Mais plus encore : une fois un don reçu (et un don peut être un sourire comme un cadeau, ou n’importe quoi de réel ou de symbolique que l’on échange), un sentiment de dette s’instaure. Vous vous sentez redevable. Et de cette dette naît le désir de rendre, ou plutôt de donner à son tour. Car il ne s’agit pas d’éteindre la dette, bien au contraire. Plus chacun donne, plus il y a de dette et plus la dette circule et plus le lien dure.

D’ailleurs, tout bien réfléchi, on arrive au monde avec une dette : on a reçu la vie. Voilà un cadeau bien lourd à porter. Peut-être la conscience propre à l’homme d’être né et de se savoir mortel constitue-t-elle la fondation du don, de la nécessité, de l’obligation de recevoir. Plus encore, ce don reçu de nos parents est consubstantiel au lien indissoluble qui nous relie primitivement à eux. Comment imaginer rembourser sa dette ? Cela s’imagine, et c’est toujours un drame, comme dans le cas d’un enfant qui se suicide, c’est-à-dire qu’il « rend la vie ». Autrement dit, la première et la plus forte motivation de l’homme réside dans cette nécessité de société, de lien, d’échange. L’entrée dans la vie, du fait de la conscience que l’on en a est une entrée dans le cycle du don et de la dette.

En revenant à la notion du travail, on peut en déduire que, si l’on ne travaille pas par seul intérêt, on cherche d’abord à rentrer dans un réseau de socialisation, un réseau d’échange. C’est de cela qu’on parle quand on stipule que le travail est socialisant. Ce n’est pas l’acte du travail (le geste, la technique, le temps passé, l’argent gagné) qui est déterminant, mais bien plutôt cette possibilité, cette nécessité de rentrer dans un réseau de relations, basé sur l’échange. Cet échange ne peut fonctionner qu’à 2 conditions

-  Que la personne qui reçoit (c’est-à-dire celle qui « achète le travail ») désire la relation, ce qui revient à dire qu’elle se sent dans l’obligation de donner à son tour (et l’on voit bien que payer, même d’un bon salaire, le travailleur, n’éteint pas la dette). L’inverse peut exister : je t’ai payé, je ne te dois rien, on est quitte, on peut se quitter. Cette attitude existe, en particulier lorsque des employeurs licencient leurs salariés. Aucune indemnité ne peut « rembourser » la dette (mutuelle) contractée dans la relation de travail. L’obligation de donner – recevoir – rendre n’est pas une obligation au sens légal. Chacun reste libre de refuser la relation. On voit bien à quel point accepter une relation signifie accepter l’échange, accepter une réciprocité entre donateur et donataire. Les relations dans le travail ne peuvent pas faire l’économie de cette dette qui circule.

-  Ce cycle de dons, de contre dons, cette dette qui circule sont la base de toute relation. Mais personne n’est jamais sûr de l’intention de l’autre pour et dans cette relation. La relation est au risque de se tromper. Autrement dit, accepter de se mettre en relation, c’est prendre le risque de l’incertitude, ce qui présuppose la confiance (et on voit bien dans les dernières fermetures d’usine délocalisées à quel point les salariés étaient en colère car ils se sentaient trahis dans la confiance qu’ils avaient cru exister). La relation sociale ne peut exister qu’au risque de faire confiance. Entrer en relation, c’est faire confiance. Sans confiance, pas de collectif possible. Ignorer, ou trahir la confiance, c’est saborder les conditions de possibilité d’une société et d’une économie.

On voit bien qu’à l’inverse, des modes de relation non réciprocitaires, ou des modes de relations basés sur la méfiance ou l’obligation, le paiement de la dette (et non sa circulation) ne peuvent créer les liens.

L’homme recherche le lien social avant toute chose, car le lien préexiste à toute forme d’échange. Ce lien présuppose la confiance plutôt que la méfiance, la réciprocité, et l’intérêt à l’autre plutôt que son propre intérêt.

Toute théorie ou pratique du management qui repose sur le seul intérêt aboutit à cette perturbation des relations humaines, cette perturbation du cycle du don (qui peut aboutir au suicide, comme nous l’avons montré en Bretagne, et comme on peut le constater dans certaines entreprises). Envisager un mode de relation faite d’obligations contractuelles, où les partenaires ne sont pas en relation réciprocitaire, où la méfiance est de règle, n’est pas la meilleure façon d’imaginer un mode d’organisation du travail collectif. Or c’est bien sur ces prémisses que se construit le management. Ce que l’on pense être la motivation du salarié n’est que son intérêt (le plus souvent réduit au matériel, c’est-à-dire ce qu’il peut gagner dans l’échange).

Nous voyons bien là une première distinction essentielle pour définir un management motivant : ce serait celui qui se construit sur le mode du lien social et qui valorise le lien comme but premier du travail…

Une seule autorité : le chef ??

Un autre sociologue de la 1ère moitié du 20e siècle (Max WEBER) a identifié différentes catégories de leaders, de chefs. Une personne peut être en position de pouvoir (chef), c’est-à-dire en position de faire faire à d’autres, de différentes manières :

-  Soit elle est le supérieur hiérarchique. Cela présuppose une institution, avec une organisation définissant les places de chacun, et les moyens donnés ou à prendre pour occuper ces places. Comme l’a bien dit Vincent de Gaulejac, il y a alors « lutte des places ».

-  Soit la personne a une grande compétence technique, et est irremplaçable (c’est elle qui sait quoi et comment produire). C’est l’entrepreneur

-  Soit il s’agit d’une personne à fort charisme (démagogue).

-  Soit il s’agit d’une personne issue d’une lignée, d’une « bonne » provenance (aristocratie)

Or ces différentes modalités, qui se recoupent parfois, oublient une chose essentielle : pour exercer leur pouvoir, elles doivent avoir de l’autorité. KOJEVE[4] définit l’autorité comme la possibilité pour quelqu’un d’obliger l’autre à faire ce qu’il lui demande, tout en laissant intacte la possibilité pour l’autre de refuser, ce qu’il ne fera pas justement parce que ce dernier lui reconnaît son autorité.

Nous voyons là que pouvoir et autorité sont 2 choses différentes. On connaît tous des chefs épouvantables, en qui nous n’avons pas confiance. Je dirai même que sans autorité, le pouvoir ne peut s’exercer que de manière autoritaire. Des exemples probants de notre vie politique récente prouvent que le charisme ne suffit pas à avoir de l’autorité, pas plus que de la compétence. L’inverse n’est d’ailleurs pas plus exact : on ne peut pas avoir d’autorité sans compétence, etc.

Le management réduit ainsi la question de l’autorité à la question du savoir-faire-faire. Autrement dit, pour exercer un métier de chef, encore faut-il avoir de l’autorité, surtout pas exercer un pouvoir discrétionnaire. On retrouve souvent dans les entreprises et les institutions de telles personnalités autoritaires et l’on s’étonne que les salariés ne soient pas motivés.

De même que pour l’intérêt et l’échange, l’autorité, contrairement à l’autoritarisme, exige donc une relation de réciprocité. L’autorité se bâtit, entre le chef et son subordonné, celui qui donne et celui qui reçoit des ordres, dans la réciprocité, c’est-à-dire dans la possibilité que le don ne soit pas unilatéral. Un chef qui agit avec autorité est un chef qui sait recevoir des conseils, des refus, des récriminations de ses salariés. Un chef autoritaire est un chef qui a toujours raison contre tout le monde.

Mais attention : dans cette première esquisse, on pourrait y reconnaître le « management coaching », alpha et oméga des théories les plus récentes (le manager coach écoute, valorise, est modeste, définit les objectifs, dégage les obstacles, etc.). Or la personne qui a de l’autorité cherche à apprendre des autres, met ses collaborateurs en situation de recherche. Tous ces termes (apprendre, chercher) sont en fait des synonymes d’entreprendre. On remarque, en pédagogie par exemple, à quel point on ne peut apprendre qu’en cherchant, et on ne se met à chercher qu’en désirant entreprendre, c’est-à-dire atteindre un but que l’on s’est fixé, ou que l’on s’est fixé collectivement. La différence est donc de taille : la personne qui a de l’autorité ne va jamais définir les objectifs ou dégager les obstacles à la place ou sans les personnes directement concernées.

Un très bel exemple du chef sans pouvoir : le chef indien décrit par Pierre CLASTRES[5]. Cet anthropologue avait constaté, dans les tribus d’Amazonie, que les chefs n’avaient strictement aucun pouvoir. Ils ne pouvaient rien décider ou faire faire. Ils étaient au service de leur population. Plus, pour mériter le statut de chef, ils devaient faire preuve d’une grande générosité. Le chef est celui qui donne le plus. Cette théorie est iconoclaste : à quoi peut bien servir un chef sans pouvoir ? Son autorité de chef est nécessaire à la cohésion du groupe. Il symbolise la dette par laquelle tout le monde est lié. En cas de crise, si le groupe se disloque ou est menacé, le chef perd toute autorité. Il ne peut prétendre résoudre la crise mais doit proposer des solutions que ses concitoyens sont libres d’accepter ou de refuser et ces solutions doivent conduire à restaurer les liens, et donc la circulation de la dette collective. Voilà exactement l’inverse du bon manager décrit par les manuels et de toute la rhétorique de la gestion des conflits, de la conduite du changement !

Un seul process : la perfection (la qualité)…

A force de considérer l’homme comme une machine et non un être visant la sociabilité, nous avons abouti à un renversement paradoxal, décrit par le philosophe G.ANDERS : l’homme est devenu obsolète.

La principale particularité de l’homme – faire société, et pour cela avoir la relation pour but – est niée par le fait que l’on demande à l’homme non plus de travailler mais d’accomplir des tâches. Cette parcellisation et le processus de simplification à l’extrême des tâches qui en résulte a permis à l’homme de développer des machines faisant les mêmes tâches.

Dans un premier temps, et le marxisme s’est bien trompé à ce sujet, les ingénieurs et les grands réformateurs du 19e siècle ont cru y voir la possibilité d’une libération de l’incertitude qui pesait sur la survie des sociétés. Si des machines deviennent capables de produire, l’homme augmente sa puissance et peut maîtriser la nature. Et ainsi la finalité vraie de l’homme sera remise à l’honneur : faire de la société, viser le confort, le progrès social et non seulement s’abrutir à la tâche ou produire pour produire.

Les ingénieurs ont été si ingénieux que les machines créées sont devenues de meilleurs ouvriers que les ouvriers eux-mêmes. Une machine est plus fiable, on peut plus lui faire confiance… Le taux d’erreurs, de rebus, de manquements aux critères de qualité de réalisation est bien meilleur avec une machine qu’avec l’homme. Petit à petit des machines de plus en plus sophistiquées remplacent le travailleur. Des machines vont même produire les machines. Des machines pilotent trains et avions, construisent les moteurs. Et sont bien plus fiables.

L’homme maintenant court après ses machines. Il cherche à devenir aussi performant, sans jamais y arriver. On cherche à le former, le surveiller, le tracer, le contrôler pour améliorer sa qualité. Or l’homme aujourd’hui est « sans qualité [6] ». Des contraintes de plus en plus fortes pèsent sur son travail, on cherche à diminuer le risque d’erreur, et pour cela on supprime autant que possible l’intervention humaine. On attend de l’homme qu’il égale les machines. Alors qu’il y a encore 50 ans, on attendait exactement l’inverse. L’homme est dépassé par ses propres machines (l’apprenti sorcier). Ce faisant, l’homme, devenu obsolète, n’a plus de place. H.ARENDT disait qu’il n’y aurait rien de pire qu’une société de travailleurs sans travail. Détruire le travail au nom de la qualité intégrale, c’est détruire l’humanité. Et comment imaginer motiver quelqu’un à travailler pour atteindre un niveau de qualité impossible ?

Cette volonté de « no risk, no problem » est celle qui élimine l’homme. Il n’y a selon moi aucune possibilité d’un management dont le but est d’éliminer le risque et l’incertitude. Dans la mesure où cela conduit à la destruction de ce qui rend possible et nécessaire le travail lui-même.

De la même façon que l’on ne peut apprendre que par l’erreur, la vie sociale, sa production et ses échanges ne peuvent se faire qu’au prix de la renonciation au mythe de la perfection, du sans faute, de l’absence d’erreur. Inversement, il n’y a rien de plus destructeur que de mettre des travailleurs dans une pression permanente du 0 défaut.

Dans la santé, on voit apparaître une spécialisation qui s’appelle la géronto-technologie. Des robots pourront aller voir si une personne âgée est tombée, et l’aider à se relever. Mieux, le robot pourra rester en permanence auprès de la personne pour prévenir ses chutes. Est-ce vraiment un rêve ?

 

III- VERS UN MANAGEMENT MOTIVANT

Ces trop courtes analyses montrent bien quelles sont les pistes pour réinventer un management motivant.

Nous avons énormément d’expression extrêmement courantes qui signifient la question de la dette, de l’échange et de la réciprocité : « de rien, c’est gratuit », c’est mon tour, il ne fallait pas », etc. Cette réciprocité se manifeste dans et par le lien social. Sans lien pas d’échange, sans échange pas de lien. Le management doit composer avec ce fait fondamental que c’est par l’échange et dans l’échange que la possibilité économique existe. Manager en « oubliant » cette prémisse fondamentale ne peut conduire qu’aux conflits, aux tensions que le management se fait fort d’éviter par des « techniques » d’animation et de communication. Faire avancer ensemble dans une même direction un ensemble humain ne peut se faire que si l’ensemble humain fonctionne comme un ensemble, c’est-à-dire avec des liens. Motiver les gens, c’est leur permettre de tisser des liens, voire inciter ces liens, entre l’institution, la direction, les collègues, liens permettant une coopération dans un but commun et partagé, dans lequel les êtres humains sont reconnus et valorisés dans ce qu’ils apportent.

Ainsi les grandes lignes d’un management motivant pourraient se résumer de la façon suivante :

-  Chercher ensemble pour un but partagé

-  Faire confiance = reconnaître l’autorité de l’autre

-  Etablir des systèmes de coopération équitable, c’est-à-dire créer les conditions où chacun a son mot à dire, chacun a le droit de s’exprimer sur le process, le projet, ce qu’on lui demande. C’est le corollaire de la nécessaire confiance

-  Faire preuve d’autorité (et non d’autoritarisme, quel que soit la légitimité de son pouvoir dans l’entreprise) pour coordonner les acteurs en vue de la coopération

-  Reconnaître que l’homme n’est pas mu par le seul intérêt, mais par le désir et la nécessité d’être ensemble, d’œuvrer ensemble dans un but éthique.



[1] Günther ANDERS : l’obsolescence de l’homme (l’encyclopédie des nuisances, 2002)

[2] Henry FORD avait compris pour sa part qu’une production de masse nécessitait une consommation de masse. Une consommation de masse nécessite des salaires importants et l’on voit la contradiction entre l’idée du profit, et la notion de croissance. L’un ne va pas sans l’autre, mais la croissance ne peut exister si elle est le résultat d’une plus value par le travail. Or les profits nécessitent de diminuer le travail en le remplaçant par des machines. Les travailleurs sont alors neutralisés et les profits ne peuvent perdurer qu’en neutralisant toujours plus de travailleurs. Ce qui fait dire à H.Arendt qu’elle craignait par-dessus tout une société de travailleurs sans travail. On y est. Le soubassement de l’implosion actuelle a bien cette dimension comme sous-bassement.

[3] Cf. à ce sujet le livre de Ulrich BECK la société du risque (Champs Essais 2008) : ce sociologue allemand explique à quel point la position du travailleur est de prendre le risque pour lui-même, tant la possibilité du chômage est grande et inéluctable (si 7 millions de personnes sont au chômage ou en sous emploi, c’est presque 1/3 des salariés qui passent par la case chômage au moins une fois par an). Autrement dit, manager aujourd’hui consiste à faire accepter au salarié le risque et l’insécurité dans le but de la maximisation du profit. Chacun sait qu’il est sur un siège éjectable, et cela rend bien plus facile le management (le fait que les ordres donnés sont exécutés).

[4] Alexandre KOJEVE : la notion d’autorité (Gallimard 2004) : « l’autorité est la possibilité qu’a un agent d’agir sur les autres (ou sur un autre) sans que ces autres réagissent sur lui, tout en étant capables de le faire »

[5] Pierre CLASTRES : la société contre l’état (Les éditions de minuit 1974)

[6] Cf. le célèbre texte de R.Musil : l’homme sans qualité.

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