"L’analyse des pratiques professionnelles en formation initiale d’éducateurs de jeunes enfants : Un praticien-réflexif dans une mise à l’épreuve entre affect et responsabilité" Didier FAVRE.

Publié dans : Enfants d’Europe 2008, numéro 15, novembre 2008 "professionnels de la petite enfance" - sous le titre : "éducateurs de jeunes enfants en France" p.19 à 20

"Enfants d’Europe" est une Publication commune d’un réseau de magazines issus de douze pays de d’Europe - version française éditée par le Furet ", revue de la petite enfance et de l’intégration" www.lefuret.org et par l’’observatoire de l’enfant de la commission communautaire française "Grandir à Bruxelles" www.grandirabruxelles.be

Formateur vacataire en Centre de formation initiale d’éducateurs de jeunes enfants

Formateur Consultant à l’AFRESC, Paris 75004, site web : www.afresc.org

L’ANALYSE DES PRATIQUES PROFESSIONNELLES

EN FORMATION INITIALE D’EDUCATEURS DE JEUNES ENFANTS

Un praticien-réflexif dans une mise à l’épreuve entre affect et responsabilité ?

L’analyse des pratiques dans la formation des éducateurs de jeunes enfants

Dans le cadre des trois années de la formation initiale professionnelle des éducateurs de jeunes enfants, le temps consacré à l’analyse de pratiques, ou « retour de stage », est reconnu comme l’un des moments forts du processus d’apprentissage. En effet celles-ci sont considérées comme les plus porteuses pour la « construction identitaire » du métier.

Pour les formations à l’intervention socio-éducative, le groupe d’analyse des pratiques professionnelles est le plus souvent conçu comme un espace de paroles autour de situations vécues, de pratiques engagées dans les relations aux enfants, aux familles, aux équipes, dans une confrontation aux réalités des institutions et de leur projet.

Pour les étudiants, c’est aussi le lieu d’une sévère critique des stages tant le décalage entre l’idéal de la formation et les réalités de terrain est souvent vécu dans le grand écart. De leur côté les formateurs attendent des élèves – dans cette rencontre avec leur « public », acteurs et institutions – une implication personnelle dans la prise de parole, une capacité à se poser des questions « professionnelles », une capacité à formuler des « liens théorie-pratique », et enfin une capacité de « critique constructive ».

Réflexivité et analyse des pratiques : construire une posture réflexive

Suivant D.A. SCHON [1] nous nous interrogerons sur la réflexivité du praticien, à la fois celle des étudiants engagés dans ce travail et ma propre pratique en tant que formateur.

Les questions que se posent les étudiants concernent en premier lieu l’enfant, son développement, ses besoins, ses sentiments et ses émotions, ses souffrances, etc. : comment comprendre ce qu’il vit ? Comment communiquer avec lui ? Quelle intervention est pertinente ? Qu’est ce qu’une intervention éducative ? Qu’est ce qu’un acte pédagogique ? En second lieu ils s’intéressent aussi aux « autres » interlocuteurs de l’enfant : aux parents, à la famille, aux équipes. Plus rarement aux institutions ou aux enjeux politiques du secteur.

Il me semble que ces élèves éducateurs de jeunes enfants, dans le cadre de cet espace d’analyse de pratiques, cherchent avant tout à se construire un point de vue sur l’enfant et son environnement dans une perspective spécifique : un « point de vue d’adulte » qui regarderait « du point de vue de l’enfant », dans une tentative de se « mettre à la place de l’enfant ». Mais finalement j’ai le plutôt le sentiment de procéder ainsi dans la conduite de ces séances d’analyse des pratiques en formation initiale. Disons que cette manière de voir les choses guide ma façon de dérouler méthodologiquement le travail dans un premier niveau d’approche de la réalité[2].

En effet, puisqu’il s’agit d’expérience, d’analyse de pratique, de vécu, il me semble nécessaire d’opérer avec un méta-niveau qui installe « l’éprouvé » au cœur du débat en leur (me) demandant : qu’est ce que vit l’enfant ? Qu’est ce que vit le parent ? Qu’est ce que (je) vous-même vous ressentez dans cette situation ? En ce sens, raison et émotion, analyse et perception ne peuvent être renvoyées à la seule stratégie professionnelle de construction d’une « prise de distance » ; pour ma part cette stratégie « pédagogique » ne fait que contribuer à désincarner le vécu, tout en constituant un « allant-de-soi » de la formation professionnelle. Comme si « être loin de » était une valeur de l’intervention et la marque du professionnalisme (signalant la froideur et l’autoritarisme d’un soignant, il m’a été répondu «  c’est une bonne professionnelle  »).

Mais comment construire ou exercer sa capacité professionnelle si tout en étant « raisonnablement impliqué » dans les situations il fallait ne pas témoigner d’une sensibilité personnelle, qui, par miracle « saurait » se tenir à bonne distance d’une sensibilité qui serait « professionnelle » ? Ainsi une étudiante (en stage crèche dans une structure d’urgence), nous rapportant son bouleversement face à un enfant exprimant de façon déchirante son angoisse se défend aussitôt qu’ayant eu envie de pleurer, elle s’était retenue « car ce n’est pas professionnel » ; elle avait quand même fini par prendre l’enfant à bras le corps « pour le contenir » ; elle fit bien, se trouvant au final approuvée par sa référente.

Mais qu’est ce qui se construit dans cet événement ? C’est à la fois l’irruption d’une émotion personnelle qui est aussi la source d’une intervention « réussie » (l’enfant s’est apaisé et a pu s’endormir) en même temps que la mobilisation d’un jugement de valeur, reconnue par tous les élèves du groupe d’analyse « on nous dit en stage / à l’école /que ce n’est pas professionnel si on est trop touché par un enfant ».

Je crois utile de concevoir la construction de ce point de vue « à la place de l’enfant » comme ressource dans l’intervention. Ce qui « fait problème » pour l’adulte engagé dans le lien avec un enfant est aussi « une ressource » pour l’enfant. C’est parce que la stagiaire a été bouleversée par l’enfant, qu’elle a eu l’intuition de le « contenir » par le corps. Et je ne pense pas – pour l’avoir moi-même éprouvé – qu’une autre réponse eut été meilleure dans ce cas. Ce n’est jamais « par hasard » que naît une rencontre, qu’un enfant se tourne vers un adulte non-parent et réciproquement[3].

La question de la distance comme principe professionnel opère comme défense pour ne pas poser la question des affects, la « distance professionnelle » est posée comme un principe positif « a priori ». Or, suivant en cela Bruno TRICOIRE, pour répondre « de » (position éthique des valeurs professionnelles) il nous faut bien répondre « à », et de préférence là où l’autre nous convoque. Et c’est parce que nous pouvons répondre de nos actes que nous pouvons faire valoir notre engagement.

La question ici n’est pas seulement « psycho-analytique » (il y a effectivement ce qui en tient lieu comme référence incontournable), mais bien qu’il s’agit d’un principe méthodologique (construction d’un espace-temps formatif) afin de ne pas recouvrir l’espace pédagogique par l’espace thérapeutique. Ici les affects sont une ressource pour engager la responsabilité : il ne peut y avoir de relation sans engagement et don de soi, et dégagement dans un espace qui sécurise le repérage de ces mouvements intérieurs. L’éthique professionnelle commande ici une réponse dans l’urgence : répondre « à » l’enfant nécessite de « répondre de soi ». L’enfant convoque l’adulte dans une douleur qui appelle au partage, ne pas y répondre avec un même mouvement de fond c’est se dérober et fuir la rencontre avec l’enfant c’est se refuser à soi-même. Ici être authentique, être soi et s’y reconnaître, c’est accepter de répondre là où l’adulte tient sa propre douleur enfouie. Travailler vraiment, c’est se tenir là, aussi présent dans l’intime et face à notre histoire.

Pour moi, c’est à la fois beaucoup et peu à la fois. Pour être au plus près de l’enfant, il ne faut pas être trop loin de soi et c’est une grande exigence. Mais c’est aussi une des limites de cette posture.

L’obligation éducative et pédagogique ne peut non plus se satisfaire d’un miroir au risque d’éluder toute dimension sociale et politique à nos interventions et à dédouaner nos institutions de leurs responsabilités dans les difficultés subies par les gens, et plus particulièrement les enfants.

Développer une véritable réflexivité « sur l’action et en cours d’action » doit nous engager à un changement de posture où nous appelle notre responsabilité de professionnel. Cette réflexivité ne se limite pas à la relation, mais inclut d’une part la réciprocité (quelle place pour l’autre dans l’analyse ?) et donc invite à la coopération et d’autre part oblige à étendre le processus à l’institution elle-même. Et Schön ici fait comprendre l’urgence (et le manque) de dispositifs d’analyse institutionnels comme faisant partie intégrante de la réflexivité du praticien.

Il n’en faut pas plus pour dire que les espaces d’analyse des pratiques professionnelles en formation initiale sont limités pour y faire valoir une dynamique véritablement analytique au sens institutionnel ; la relation à l’enfant y reste dominante parce que l’enjeu principal demeure : rencontrer l’enfant.

 



[1] Donald A. Schön, [1983] , Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, collection Formation des maîtres, Les Editions Logiques, Québec, Canada, 1994.

[2] Sur la méthodologie en analyse des pratiques professionnelles à laquelle je me réfère : cf. D.FAVRE, 2004, Quelques réflexions de formateur sur l’analyse des pratiques professionnelles en secteur petite enfance,  in « Professionnel(le)s de la petite enfance et analyses pratiques » ; Fablet D. (coord), Paris, L’Harmattan.

[3] Mais il n’est pas inutile de se demander ici « qui tient qui dans ses bras ? » dans ce « touché-touchant » si bien décrit par MERLEAU-PONTY (1960) ! S’il y a bien là une consolation mutuelle, c’est celle d’un adulte vers un enfant : celui qui donne et qui prend la décision en assumant le risque de « confusion », c’est l’adulte. L’enfant ici reçoit, même si l’adulte aussi « est pris par l’enfant ». Une relation s’est établie, le lien est tissé dans un don de soi profondément réciprocitaire. Nous tenons là en nous référant à LEGENDRE ce qu’il appelle une « double projection croisée », c’est à dire un effet de double-miroir.

 

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