Marchés publics, suite : Commande publique et pertinence méthodologique - Dr Michel BASS - Avril 2008

Chronique des marchés publics

(suite à Vous avez dit appel d’offres ? Dr Michel BASS - 2005) Dans un éditorial précédent ("vous avez dit appels d’offre"), nous critiquions la procédure des marchés publics dans notre domaine. Voilà quelques remarques supplémentaires nées de notre expérience.

C’est devenu la règle : toute institution publique qui a besoin de se faire aider dans ses démarches doit passer par un marché public pour les sommes supérieures à 4000 € HT. Les procédures de marché public imposent une certaine rigidité (le programme prévu dans le contrat doit être exécuté tel quel, pour les sommes prévues, et aux dates fixées). Le cahier des charges doit décrire précisément ce qu’en attendent les commanditaires. Dans notre expérience des domaines du social et de la santé, les cahiers des charges sont souvent soit trop complets (proposant des méthodologies maltraitées, et désirant tout savoir) soit au contraire très flous. Cela tient au fait que les personnes qui rédigent ces appels à projet ne maîtrisent pas forcément les méthodes de recherche ou de projet. De fait, sans travail préalable, sans méthodologies un peu maîtrisées, les appels d’offre dans les domaines social et de santé tournent vite à l’incohérence, incohérence également reflet de nombreux fonctionnements institutionnels. A l’aide de quelques exemples types, nous montrons dans cet éditorial à quelles difficultés nous sommes confrontés. Nous proposons des pistes d’amélioration. D’autant que le social et la santé ont pour finalité des changements dans les populations elles-mêmes et que des méthodologies qui éviteraient l’association des populations elles-mêmes doubleraient l’incohérence. Les demandes de diagnostic social, d’évaluation ou d’accompagnement de projet doivent tenir compte de ces enjeux. C’est ce que l’AFRESC s’efforce de faire, malgré les difficultés des marchés publics rendant presque impossible la formation-action-recherche préalable des acteurs et des populations.

Examinons un peu les offres de marché qui parviennent à l’AFRESC ou auxquels nous avons répondu ces derniers temps. La plupart sont des demandes de diagnostic. Ou d’accompagnement de projet.

Dans tous les cas, le cahier des charges prévoit la méthode de travail, les résultats attendus, les délais.
Dans chaque situation, que l’appel d’offre soit très travaillé, ou qu’il soit succinct, nous objectivons des difficultés sérieuses, soit pour y répondre, soit, si on a répondu et que l’on est retenu, pour réaliser ce que théoriquement les commanditaires attendent.

1- Exemples d’appels d’offre où nous avons essayé, par nos réponses de questionner le cahier des charges

Cela nous a conduit ces derniers temps à simplement refuser de répondre à certains appels d’offre, soit proposer des solutions qui furent refusées sans autre formes de procès.

Quelques exemples.
- Une municipalité désire un diagnostic pour un atelier santé ville. Cette municipalité nous est très connue depuis la naissance de l’AFRESC pour avoir déjà été l’objet de diagnostics, d’évaluation, d’accompagnement de projets. Qui plus est un récent diagnostic (datant de 3 ou 4 ans) a été réalisé. Dans notre réponse, nous demandons la raison d’être d’un nième diagnostic, et demandons à renégocier leur demande. Ou plus exactement, nous estimons indispensable de travailler préalablement cette demande avant de nous lancer dans une nouvelle démarche. Nous estimons que, si diagnostic nouveau il doit y avoir, alors c’est pour s’en servir - méthodologiquement - comme d’un outil de débats citoyens. Nous reviendrons plus loin sur la nécessité de telles méthodologies dans le diagnostic. Inutile de dire que nous n’avons pas été retenus.
- Un conseil général veut évaluer ses conseils de crèche. Le cahier des charges précise bien le fonctionnement de ces conseils qui sont en fait des instances de représentation des parents dans l’institution crèche à l’échelon d’un territoire. Pour nous, évaluer des conseils de crèche, c’est évaluer la pertinence de telles instances dans le fonctionnement réel de la structure, tel que prévu par les lois de 2002. De quelle manière la place des parents a-t-elle évolué ou pas depuis la mise en place de tels conseils, place jaugée aux modes plus ou moins coopératifs existant en ce qui concerne l’élaboration des règlements intérieur, projet social, projet éducatif, et la place des parents dans le quotidien et la gestion de la structure. Comment cette place est-elle pensée, vécue et mise en oeuvre ? Quelles répercussions ces places peuvent-elles avoir dans le devenir des enfants, des parents, des structures ? La méthodologie que nous proposons répond à ces questions de bon sens. Cela ne correspond manifestement pas aux attentes prévues par le cahier des charges : il s’agit de juger de l’organisation de ces structures et de la participation en terme "électoral" des parents. Peut-être avons nous mal compris. Mais où et quand nous a-t-on laissé une chance de mieux comprendre, ou de mieux être compris ?

Ces 2 premiers exemples montrent que des propositions de notre part tendant à questionner des appels d’offre ne trouvent pas d’espace de négociation auprès des commanditaires dans la procédure des marchés publics qui doit choisir ce qui se rapproche le plus de la commande, aussi peu pertinente soit-elle.

2- Exemples d’appels d’offre où nous avons strictement répondu aux demandes

Dans un certain nombre de cas, nous avons décidé de répondre strictement à la demande. Il s’agissait par exemple de développer des méthodes classiques de diagnostic : compilation des données disponibles, création de quelques données nouvelles, enquête auprès des professionnels (pour comprendre les modalités de l’offre existante) et enquête par questionnaire auprès d’un « échantillon représentatif de la population ».

Quelques exemples.

- Il s’agit d’un atelier santé ville dans une ville de banlieue parisienne. Tout se passe comme demandé. L’AFRESC réalise les enquêtes comme un bureau d’étude. Nous amenons régulièrement aux groupe de suivi et comité de pilotage des analyses élaborées, critiques, de ce qui se passe dans la ville. Nos commanditaires sont contents. Le dossier s’enrichit, de nombreuses personnes sont associées (c’est le minimum de la méthode AFRESC). Arrive le moment où le diagnostic est terminé. Il faut passer aux restitutions à la population et décider des actions prioritaires. Nous avons baptisé ces périodes « ateliers de recherche coopérative ». Entre temps, l’adjoint au maire chargé des questions de santé est parti, le médecin directeur est parti, le responsable de l’atelier santé ville est parti. Les restitutions n’intéressent plus personne. Pas même le maire, récemment brillamment réélu, qui passa un soir dans un des groupes sans même s’y arrêter ou s’y intéresser. Voilà un diagnostic expert qui n’a servi à rien. L’AFRESC a fait le travail et personne ne se l’est approprié. Nous nous sommes jurés de ne plus être pris au piège.
- Chose dite chose faite. Dans une commune proche, au vu de l’intérêt des éléments d’analyse et des données élaborés par l’AFRESC, la commune veut « la même chose ». Bien qu’elle prenne soin de travailler préalablement avec nous son appel d’offre, la seule chose à laquelle nous arrivons est de faire admettre que, si enquête par questionnaire il doit y avoir, c’est dans un travail de mobilisation des acteurs locaux qu’elle doit se faire. Pas de problème nous répond-on, « on a des réseaux ». Le temps de l’administration étant ce qu’il est, le médecin responsable et la directrice du service partent tous les deux avant même la conclusion de nos propositions de méthode. Le projet débutera avec de nouveaux partenaires. L’enquête par questionnaire aura nécessité finalement que la mairie dégage un financement supplémentaire pour payer des enquêteurs. L’AFRESC aurait pu le faire depuis le début. Mais ce n’était pas prévu dans le marché. Et cela renchérissait lourdement le diagnostic.

Dans presque tous les cas de ce genre, les résultats du diagnostic sont restés lettre morte. Voire, dans une commune où nous avions fait un diagnostic petite enfance (en vue du renouvellement du contrat avec la CAF), être recontactés plusieurs années après pour résoudre des problèmes dans des crèches, problèmes que notre diagnostic avait repéré et sur lesquels des préconisations avaient été faites.
Les diagnostics ne valent que s’ils sont construits par les acteurs qui doivent mettre en oeuvre les réponses. Faire produire des données par des spécialistes ne permet en général pas aux pratiques d’évoluer.

3- Exemples où nous avons pu un tant soit peu négocier le cahier des charges

- Autre ville d’une autre banlieue. L’appel d’offre pour le diagnostic d’un atelier santé ville est modifié à la suite de nos remarques. Nous sommes finalement choisis (cela ne va pas forcément de soi). Un gros travail d’enquête qualitative auprès de la population est prévu, conjointement à une élaboration progressive avec un groupe composé à parité d’élus, de professionnels, de personnes de la population. Néanmoins, l’AFRESC se trouve à nouveau en situation d’expertise (ce sont nos collaborateurs qui réalisent les entretiens). Les retours que nous proposons au groupe sont bloqués par les élus, peu désireux d’entendre des critiques venant de la population concernant leur politique. Encore une fois, la demande à un bureau d’étude de réaliser des enquêtes se heurte à cette réalité incontournable que ce que les spécialistes du diagnostic entendent n’est pas entendu ou entendable par les services ou les élus. Nous sommes face à du déni ou de l’occultation. Provenant de professionnels, cela vient renforcer des résistances au changement, ou déranger « la structure morte vivante des institutions bureaucratisées françaises. » [1] Qu’est-ce qui a été remis en cause ? La méthode du spécialiste... L’enquête en est restée là.
- Atelier santé ville d’une grande agglomération du nord de la France. Nous proposons dans notre réponse 2 conditions sine qua non :

  • Avoir du temps pour connaître en profondeur la ville et les quartiers concernés. Ce n’est pas de l’enquête. C’est une manière de s’immerger dans les problématiques et de renvoyer une position plus circonstanciée des perceptions de notre équipe. Nous appelons cela « immersion anthropologique ». Devant l’étonnement des commanditaires (mais l’étonnement est le début du questionnement et de l’ouverture), nous expliquons que nous voulons nous faire payer pour traîner 8 jours dans les bars.
  • Prévoir par une formation adéquate, une formation des élus destinée à augmenter leur participation et leur implication

Cette proposition fut acceptée et réalisée. Avec des méthodes un peu différentes (immersion, pas de questionnaire, travail avec les élus, acceptation du principe des ateliers de recherche coopérative par les professionnels et les politiques), une certaine dynamique de projet a émergé. Des propos inaudibles habituellement ont pu être l’objet de débat. Mais pas dans tous les quartiers. Seuls les quartiers à forte mobilisation politique ont permis ces débats. Dans d’autres quartiers, même le fait de faire intervenir dans les groupes les gens eux-mêmes venant raconter leurs aventures de santé n’a pu être pris en compte.

4- Enseignements provisoires

  • Nombre d’appels d’offre ne sont que des demandes d’étude peu utiles.
  • Les rédacteurs de ces appels d’offre sont pris dans un système complexe où des financements pour des actions sont soumis au préalable de ce genre de diagnostic.
  • Les canevas des méthodes de diagnostic proviennent des financeurs institutionnels (où l’on trouve des experts et chercheurs patentés, mais souvent peu au fait des recherche-actions).
  • Les méthodologies demandées sont le résultat d’une non maîtrise par les cadres administratifs ou techniques des services publics des démarches projet et des méthodes de recherche-action (voire de recherche tout court).
  • La possibilité d’une utilité de telles démarches tient à plusieurs facteurs
    • la possibilité d’une formation-action des demandeurs préalable à la rédaction de leur offre. Ou plus exactement la possibilité d’une renégociation de la méthode suite à une formation-action, premier acte d’une méthode à proposer. Cela a pu être plus facile lorsque que les demandeurs étaient passés dans une de nos formations.
    • La nécessité absolue de ne pas produire de données expertes par le cabinet (ce qui explique que l’AFRESC soit une association et non un cabinet, et en ce sens absolument hors concurrence de bureaux d’étude). La production des données doit être le résultat d’une élaboration collective que la structure de projet permet, que l’AFRESC garantit, et que l’ensemble des acteurs s’approprie, critique et utilise dans leurs projets.

Pourquoi la procédure des marchés ne le permet-elle pas ? Car elle envisage les méthodes comme interchangeables et non pas sous l’angle de leur pertinence. Parce que les personnes chargées de rédiger les appels d’offre ne sont pas formées pour comprendre les enjeux de la méthodologie de recherche-action et de la démarche de projet. Parce que les administrations, de plus en plus bureaucratisées, ont du mal à élaborer, penser, mettre les acteurs en tension, respecter et faire la place au public.

Pour l’AFRESC, un diagnostic ne permettant pas de telles mises en tension, et surtout ne permettant pas une libre expression citoyenne n’a que peu de valeur. Mais ce peu de valeur reflète malheureusement l’état des institutions et du champ politique français.

Ces mises en tension nécessitent du temps. Voilà encore une denrée maltraitée dans les appels d’offre. A l’origine de la plupart des appels d’offre : une volonté d’un travail d’experts. Mais comme nous l’avons expliqué, l’AFRESC ne travaille pas comme un bureau d’études ou de consultants. Or les appels d’offre doivent programmer des délais. Ces délais sont presque toujours ceux des consultants experts, qui peuvent rendre des études en quelques semaines ou mois. Lorsque nous soumissionnons à de tels marchés, nous savons bien qu’une méthode correcte exige beaucoup plus de temps que ce que les cahiers des charges prévoient. Mais ne pas rentrer dans les créneaux de temps est un bon moyen pour ne pas gagner le marché... Réciproquement, quand finalement nos méthodes sont choisies, c’est souvent de la part du commanditaire que les délais ne peuvent être tenus. En effet il suffit, lors de la première réunion inaugurale de prendre les agendas de chacun pour immédiatement se rendre compte que les temps institutionnels ne permettent pas une réelle mise au travail de recherche. L’AFRESC se retrouve bloquée : les reports itératifs des échéances par les commanditaires coûtent énormément d’argent à l’association (les frais fixes continuent même si la facturation s’étale sur le double de temps). Ces contraintes sont rarement prises en compte par les institutions.

L’objet de notre séminaire de recherche (Première séance de travail : « Quelle liberté de penser dans l’institution ? ») s’est construit sur de telles réflexions. Nous invitons les personnes intéressées à nous y rejoindre.

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