Les interstices : Opportunités de penser ! Gilbert CONIL

Gilbert CONIL / 15 mars 2008

 

LES INTERSTICES :

OPPORTUNITÉS DE PENSER !

 

En 2007, dans un Centre médico-social (CMS) d’un Conseil Général, une équipe pluridisciplinaire (secrétaires, assistantes sociales, infirmières, puéricultrices, etc.) éprouve les plus grandes difficultés à réaliser la mission assignée à ce type de structures.

L’action quotidienne est soumise à la catégorisation imposée par les logiciels informatiques sur le type d’accueil (accueil simple T1, accueil complexe T2, accompagnement T3). Des couples d’injonctions paradoxales sont à l’œuvre : spécialisation des agents et polyvalence de l’action, autonomie souhaitée et dépendance à l’institution, fonctionnement en réseau partenarial et organisation verticale, etc.

Les lieux de régulation collective sont le siège d’un discours de plainte stérile, souvent alimenté par l’intervention inadaptée de tiers extérieurs ou de spécialistes internes.

Dans ces cas, l’approche initiée par la psychologie du travail et notamment au CNAM à Paris par Yves Clot, nous permet de repérer combien l’organisation de l’institution, et plus particulièrement l’organisation du travail, devient un obstacle pour réaliser l’activité de travail, empêche la pensée au travail. Sont alors produites toutes les formes de retrait du travail possibles : du plus bénin qui consiste à compenser par une autre activité pour relativiser la portée de l’activité de travail, jusqu’aux différents types d’absences.

Un travail d’analyse des pratiques professionnelles (APP) permet de repérer des atteintes à l’identité des métiers à partir de situations problématiques. Par exemple, le passage de la dénomination d’assistante sociale ou d’éducatrice spécialisée à la fonction globale d’Assistante Socio-éducative (ASE). De nombreuses impasses organisationnelles sont mises en lumière (réunions nombreuses, inutiles et décourageantes, problèmes simples non résolus, etc.). Toutefois, une perspective d’anticipation sur l’action semble possible lorsque la visite d’un élu et d’un responsable hiérarchique est programmée pour les premiers jours de juillet 2007. L’évocation du vécu de ce type de situations donne lieu à de nombreux échanges. Les responsables savent-ils ce qui est réellement vécu par les agents ? Ont-ils la volonté de savoir ? Que viennent-ils voir vraiment ? Que signifie cette visite ?

Une opportunité se présente avec l’absence de la responsable (congés annuels) et son accord pour que le groupe prenne en main la visite.

L’idée de l’observation en sciences sociales consiste souvent à une non intervention de l’observateur sur la situation à observer. Plus que cela, l’idée est souvent répandue qu’une modification de la situation observée rendrait le résultat sans valeur. Peut-être faut-il voir derrière ce présupposé un des fondements de l’expérimentation : « isoler une variable et l’observer toutes choses égales par ailleurs ». En ergonomie, on admet généralement, sous certaines conditions, de « transformer une situation de travail pour la comprendre », et d’intervenir ainsi sur le cours de l’action.

Le groupe d’APP questionne la situation de visite : qui va l’animer sachant que par expérience les visiteurs l’animent rarement ? Quel lieu pour se rencontrer ? Quel sera l’objet des échanges entre les travailleurs sociaux et les visiteurs ? Le CMS doit-il être fermé au public ainsi que cela se pratique dans un CMS voisin ?

À ce stade de la réflexion collective, on peut constater qu’une similitude existe entre la situation créée et l’activité de travail des travailleurs sociaux. Elle consiste dans cette particularité de l’activité de service où le destinataire de l’activité de travail intervient dans l’activité : il est co-producteur, un des prescripteurs de l’activité (Marianne Cerf, Pierre Falzon, « Situations de service : travailler dans l’interaction », 2005, PUF). Cette approche de l’activité de travail peut nous rappeler l’idée grecque de l’artisan où le travail de celui-ci appartient au destinataire du produit. « Le temps de l’opération technique n’est pas une réalité stable, unifiée, homogène, sur quoi la connaissance aurait prise : c’est un temps agi, le temps de l’opportunité à saisir, du Kairos, ce point où l’action humaine vient rencontrer un processus naturel qui se développe au rythme de sa durée propre » (Jean-Pierre Vernant, « Mythe et pensée chez les Grecs – Études de psychologie historique », La Découverte, 1996, p. 317).

Quelques jours avant, la réunion hebdomadaire permet d’évoquer cette visite, de la préparer. Le lieu choisi pour la réunion avec les responsables est une salle utilisée pour les visites PMI. Les agents sont des observateurs attentifs du déroulement car la situation doit être évoquée lors de la prochaine séance d’APP.

Le début de la réunion est un peu retardé par un travailleur social qui termine une visite dans une pièce contiguë (qu’elles désignent comme « le placard ») : influence de la situation sur l’ambiance générale…. L’élu joue avec les legos au sol (avec beaucoup d’intensité)…

De fait, la réunion débute tout de suite sur les problèmes de locaux. Elles évoqueront un flottement persistant, le silence d’une responsable d’un CMS voisin qui aurait dû, pu, présenter la réunion, l’ordre du jour, l’objectif, et qui reste muette. Elles sont gênées par un responsable qui répond plusieurs fois au téléphone portable et sort de la salle. Différents sujets sont évoqués, sans liens apparents (données quantitatives sur l’accueil du public, le problème des visites à domicile, les différentes taches de travail,… Un agent remarquera que lors de cette réunion que les agents ont exprimé plutôt de la colère, les visiteurs de l’étonnement.

Puis, une lettre préparée à l’attention des élus est remise et un agent notera « qu’ils se sont mis à écrire » et qu’en fin de réunion l’élu a dit « On est conscient pour les locaux, on s’en occupe ».

À partir d’un événement anodin comme cette visite, on peut conduire avec les agents une germination qui fait surgir du quotidien une multitude de problématiques, ces mille et une créations de la vie ordinaire. Cette clinique du quotidien doit nous renvoyer à la définition de la clinique de Michel Foucault (« Naissance de la clinique », PUF, 2002) : approche scientifique tentant de mettre en évidence des mécanismes, des processus, et d’atteindre le général à partir des singularités individuelles.

Différents groupes d’APP de cette Collectivité territoriale ont soulevé un même problème : qu’est-ce qu’on peut donner à voir de son activité professionnelle, de l’activité humaine en général. Cette circulation de re-créations de l’activité entre le niveau d’interaction avec le public et le niveau décisionnaire rend public l’objet même de l’institution (l’interaction avec le public) ou une fonction essentielle, les ressources humaines. Plus largement que dans le Service public, c’est aussi le rôle de l’encadrement de proximité qui peut être interrogé dans la facilitation ou l’empêchement (plus souvent malheureusement) de la circulation de ces actes et donc d’une pensée au travail.

Le philosophe Guillaume le Blanc dans « Les maladies de l’homme normal » (Éditions du Passant, 2004) : « La perte de la créativité psychique et vitale est sans doute le drame de l’homme normal. Contre lui, il faut en appeler à la vie ordinaire et à ses déplacements imperceptibles, à tout ce qui manifeste un style. »

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