Que soignons-nous avec nos médicaments ? - Dr Michel BASS 2017 (2003)

1- Un système de santé en crise et des médicaments boucs émissaires

A l’heure de la nouvelle « réforme » de l’assurance maladie, force est de constater que les analyses du problème aussi bien que les solutions préconisées ne sont guère innovantes et ne poussent pas à l’optimisme. En effet, les trois ingrédients d’une telle réforme sont ceux que nous entendions déjà dans les années 70.

Bien que la santé s’améliore, on en déplore en permanence le coût du système de santé (qui, il est vrai est très important) et son manque d’efficacité (faible productivité en matière de production de santé). Ainsi, en même temps qu’on célèbre l’efficacité de notre médecine, on en critique la faible efficience (le rapport entre l’efficacité et le coût), voire les dangers. La médecine et le système de santé sont ainsi passés peu à peu d’une organisation à forte charge symbolique voire mythique à des structures de production comme les autres dans le champ économique et dont l’approche est devenue strictement utilitaire.

La faible efficience, de même que l’éternel déficit de l’assurance maladie font émerger des analyses « brillantes » : ce serait parce que la population vieillit (c’est-à-dire qu’il y a de plus en plus de personnes âgées, de plus en plus âgées), que les dépenses de santé croîtraient, en quelque sorte un accroissement « naturel » des dépenses. Ou encore, les progrès de la médecine engendreraient des technologies de plus en plus coûteuses (examens à visée diagnostique, thérapeutiques, et surtout de plus en plus demandées, comme tout objet de consommation). Ces dépenses, augmentant exponentiellement, sont grevées par le haut niveau de chômage (ou le bas niveau d’emploi) ainsi que par le manque à gagner (pour l’assurance maladie) de l’allègement des charges pour les bas salaires non remboursées par l’état. Ces dernières équivaudraient, selon Le Monde (mai 2004) à la diminution de l’impôt sur le revenu décidé par ce gouvernement.

La faible efficacité de la médecine viendrait pour sa part des « mauvaises pratiques » des soignants, ce qui est plus difficile à prouver et surtout à juguler, car provenant aussi des « mauvais usages » des patients. Arrêts de travail ? Médicaments ? Examens inutiles ? Prévention insuffisante ?

C’est dans ce cadre que le médicament est devenu l’une des cibles de ces débats. Trop cher (vive les génériques) et souvent peu efficace (des centaines de molécules sont mises sur le marché sans effet thérapeutique démontré). Savoir expert qui ne permet pas d’empêcher de continuer à les produire, les prescrire et les consommer.

Ce serait donc un « défaut » de rationalité du système, un « mauvais usage du médicament » (comme l’a proclamé récemment une campagne de l’assurance maladie) qui seraient les causes du dysfonctionnement. La solution pourrait se résumer à une gestion plus rigoureuse, un surcroît de rationalisme et d’économisme.

Dans ce débat, on peut dégager 3 grandes attitudes des responsables ou des praticiens, toutes utilitaristes, concernant le médicament :

-  Une tendance médicale traditionaliste : les médicaments au sens large (la radiothérapie peut être considérée comme un médicament) sont l’instrument privilégié de la thérapeutique (d’ailleurs cours de thérapeutique et cours de pharmacologie sont souvent conjoints). Grâce à la thérapeutique, on combat les maladies (victorieusement). Grâce à cette victoire, les gens vivent plus vieux, les enfants meurent moins, la qualité de la vie s’améliore. Bref la santé s’améliore.

-  Une tendance médicale alternative. Ce que propose la médecine comme thérapeutique est douteux et surtout dangereux. Il convient de proposer d’autres thérapeutiques. Là aussi, des spécialistes, médecins ou non, déclarent avoir des solutions au problème de la maladie, de la souffrance, et finalement de la mort.

-  Une tendance critique dite de santé publique : non seulement la médecine moderne, dont le fer de lance est la thérapeutique (beaucoup plus que la prévention…), n’a pas eu l’efficacité qu’elle s’auto proclame, mais elle inonde le système de santé de pratiques inefficaces et coûteuses, dont les médicaments font partie. Il n’est que de constater l’opprobre prononcé à l’encontre du médicament, lequel est considéré comme un facteur décisif dans la surconsommation médicale, elle-même facteur de fabrication du trou de la sécurité sociale. Ainsi, le HCSP (Haut Comité de la Santé Publique) affirme, après d’autres études anglo-saxonnes, que le système de santé ne serait à l’origine que de 10 à 20 % (11 % pour les américains) de l’amélioration de la santé (mesurée par les traditionnels « indicateurs de santé » que sont l’espérance de vie et la mortalité).

Tous ces débats sont internes à une seule et même interprétation : l’utilitarisme. C’est à dire une conception de la société et des rapports humains rationaliste, économiciste et techniciste, où la consommation (de médicaments) ne doit obéir qu’au critère de l’efficacité et de la rentabilité.

Toutes ces approches restent bien discrètes sur une autre dimension : l’amélioration de la santé[1], mesurée par l’accroissement de l’espérance de vie (on vient de célébrer une espérance de vie de 80 ans en France) est principalement liée à d’autres facteurs que les progrès médicaux. Au mieux, on expliquera le déséquilibre du système de santé (98% des coûts concernent exclusivement le curatif). Force est de reconnaître que l’utilitarisme économiciste de la santé souscrit au mythe du progrès médical et d’une médecine salvatrice.

Ces problèmes sont connus depuis plusieurs décennies et donnent lieu à de nombreuses théories. Aucune de ces théories n’a permis à ce jour de transformer en profondeur la problématique engendrée par ce rapport peu vertueux existant entre la santé et le système bio-médical.

 

2- Pour une approche anti-utilitariste du système de santé

 

C’est pourquoi nous pensons que ces débats, pour importants qu’ils soient dans une société basée sur la production et les techniques, passent à côté de certains points essentiels, qui pourraient permettre de mieux comprendre pourquoi finalement, malgré ces analyses brillantes (l’efficacité instrumentale des médicaments est prouvée par la pharmacologie clinique, leur inefficacité sociale relative est prouvée par la santé publique, leur coût excessif est prouvé par l’économie) aucune solution réelle et viable n’a pu être trouvée à cette crise.

Nous proposons d’enrichir le débat avec une approche anti-utilitariste dans le sillage de l’anthropologie du don et de Marcel MAUSS. Cette approche tente de comprendre les raisons pour lesquelles notre système de santé a pu aboutir, dans le cadre d’une société libérale, à une telle impasse. Dit autrement, les dysfonctionnements de notre système de santé peuvent être considérés comme des symptômes d’un dysfonctionnement plus profond de la société. Ce dysfonctionnement, c’est celui d’une perception du monde centrée sur l’économie, justement critiquée par des sociologues, philosophes et économistes comme MAUSS, POLANY, CAILLE ou KARSENTY. Pour ces derniers, la société libérale perturbe « ce qui fait société », c’est-à-dire ce qui permet aux gens de vivre en bonne intelligence.

Pour nous, dans une approche anti-utilitariste, ce n’est pas parce que les médicaments sont efficaces que nous en consommons tant. Et ce n’est pas non plus parce que nous croyons en leur efficacité : cette idée est insuffisante car ce serait réduire la croyance à une dimension utilitaire.

D’ailleurs une bonne part des médicaments consommés sont déclarés « d’intérêt thérapeutique insuffisant » et, réciproquement, certains médicaments considérés efficaces, comme les psychotropes que nous consommons massivement, ne nous font pas aller vraiment mieux (et parfois moins bien d’ailleurs).

On voit bien que la conscience que l’on a de cette gigantesque gabegie ne conduit pas à ce que les mesures (rationnelles) que nous prenons pour la réduire soient suivies d’effet.. Chaque jour de nouvelles techniques inutiles sont inventées, promues, attendues, adulées, espérées. Autrement dit, ce système de santé est un modèle de production d’inutile, tout en revendiquant son utilité dans un discours hyper utilitariste (la critique du système de soin par la santé publique est plus utilitaire que le système qu’elle dénonce sans pour autant analyser en profondeur ce mythe de l’utilité dans le domaine de la santé).

Bien plutôt faut-il considérer que les médicaments jouent un autre rôle dans la société que celui assigné de technique utilitaire pour la santé. Ou plus exactement que le rôle que les médicaments jouent pour la santé pourrait bien se situer en bonne partie hors de cet espace utilitaire, ce qui pourrait expliquer pourquoi on en consomme tant.

Ce constat d’un système massivement orienté vers la production d’inutile nous renvoie à Mauss pour qui l’essentiel de la production humaine ne vise pas à satisfaire des besoins utilitaires. Malgré une société où tant de choses sont objet de calcul, de rentabilité, de retour sur investissement, l’essentiel de la production humaine ne vise pas à satisfaire des besoins utilitaires. Nous sommes encore heureusement éloigné de ce constant et glacial calcul utilitaire. Combien de besoins satisfaisons nous  ? Et combien de tendances ne satisfaisons nous pas qui n’ont pas pour but dernier l’utile ?(p. 272[2]) Dans notre société, des surplus très grands, absolument parlant, sont amassés ; ils sont dépensés souvent en pure perte, avec un luxe relativement énorme (p.266). Ce sont nos sociétés d’occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un animal économique (…). Dans nos masses et dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante. (…) (p.272)

Pour MAUSS, cette économie « de l’inutile », souvent somptuaire et excessive, est « loin de rentrer dans les cadres de l’économie soi-disant naturelle. [Il s’agit d’une] économie de l’échange-don encore omniprésente, laquelle est le substrat de la cohésion sociale car les dépenses somptuaires, l’inutile relèvent souvent d’obligations sociales : le cadeau, le prestige, la générosité.

Par ailleurs, P.CLASTRES constate que générosité et structure du pouvoir sont liés : il est de la position de leader d’exclure la rétention des biens. (PC21[3]). En remplaçant chef ou leader par état et pouvoir public, l’on peut suivre son raisonnement : l’obligation de générosité contient en elle, on le voit bien, un principe égalitariste qui place en position d’égalité les partenaires échangistes : la société « offre » le prestige, le chef l’acquiert en échange des biens. (…)[Mais] se dissimule sous cette apparence, la profonde inégalité de la société et du chef en ce que son obligation de générosité est en fait un devoir, c’est à dire une dette par rapport à la société en tant justement qu’il en est le leader. Et cette dette, il ne peut jamais s’en acquitter, le temps du moins qu’il veut continuer à être le leader. Au cœur de la relation de pouvoir s’établit la relation de dette.(…). L’éternel endettement du chef garantit qu’il demeurera extérieur au pouvoir. (PC25)

Autrement dit, le pouvoir ne va pas sans la dette, et cette problématique de la dette et du pouvoir va constituer le socle de notre analyse du rôle des médicaments dans la médecine contemporaine occidentale. Au cœur de cette relation de dette s’établit, en conséquence, une certaine forme de cohésion sociale, reposant sur un rapport plus ou moins équilibré entre la population et les structures du pouvoir. Considérons donc que les dépenses somptuaires de santé sont la dette que paye sans cesse à la population la société hiérarchisée avec son état, ses riches, ses inégalités.

Mais pourquoi aborder la question de la dette et du pouvoir dans la médecine moderne sous l’angle du rôle des médicaments ? Parce que l’action contre la maladie, la souffrance et finalement la mort existe partout, dans toutes les cultures et est l’un des facteurs de la cohésion de la société, et que la circulation de biens sans utilité immédiate construit la cohésion sociale par des échanges « en apparence purement désintéressés (…) qui se distinguent du simple échange de marchandises ». Et également, parce que ces biens échangés « diffèrent de ce que nous avons l’habitude de considérer comme des instruments libératoires. D’abord, en plus de leur nature économique, de leur valeur, ils ont plutôt une nature magique et sont surtout des talismans : life givers (178). Et quoi de plus symboliquement « life givers » et magiques que les outils modernes de la production de santé (les médicaments, les examens) ? Faire un examen, prendre des médicaments relève bien de la dimension magique. On y croit même si aucune preuve d’efficacité n’existe (effet placébo). Au fond, l’échange (ou l’accès en reconnaissance de dette) de biens à haute valeur symbolique ajoutée permet à la société de se tenir. Nous reviendrons plus loin en profondeur sur la valeur symbolique du médicament dans le système d’échange-don qu’est notre système de santé.

Cet échange de biens à « haute valeur symbolique ajoutée » requiert plusieurs conditions : que la réciprocité soit inscrite dans les modalités de l’échange (et qu’elle puisse être comprise comme telle), mais aussi que l’on comprenne que l’on ne parle pas spécifiquement de l’échange de marchandises, d’objets, et surtout que ce ne sont pas des individus qui s’obligent mutuellement, ce sont des collectivités qui s’obligent mutuellement, échangent et contractent. (150). Les individus sont pris dans ce système d’obligations morales. Ils y sont reliés. Refuser ces obligations, refuser de donner, de recevoir, c’est se délier. De même, donner sans désir de retour, sans possibilité concrète de retour (rendre) c’est se placer dans une position de pouvoir par rapport à l’autre. Le don oblige le donataire. L’obligation du donataire se transforme en aliénation (au sens littéral : perte du lien) si le donataire ne peut devenir à son tour donateur. Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies (…) (173) Les donataires d’un jour étant les donateurs de la fois suivante (177).

Ces premières considérations montrent l’existence d’une « obligation » de générosité, inscrite dans notre société et toujours très active, qui se manifeste dans les échanges par une dimension non marchande (puisque ce qu’on échange a une valeur essentiellement morale). laquelle ressort de la triple obligation du don, de la réciprocité. Et si on est formellement libre d’accepter ou de refuser le don, nul n’est en effet réellement libre car « refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion » (p.162). Notons que la société marchande contemporaine poursuit le mythe d’une relation sans guerre mais sans don. Et que l’on perçoit combien l’asymptote du don (le don agonistique, excessif) est proche de la guerre. Une société pacifiée, c’est une société où les échanges sont plus basés sur la réciprocité que sur l’intérêt marchand, et où le don est « pacifié » c’est-à-dire sans nécessité permanente d’échanges agonistiques.

3- Conséquences sur la « fonction » des médicaments

 

Revenons maintenant aux médicaments, leur utilité, leur utilisation massivement « inutile ».

Nous pouvons développer 2 types d’analyse : au niveau macro-social et au niveau micro-social.

1- Au niveau macro-social

Considérons notre société. L’individualisation croissante amène à considérer l’individu comme « une pièce d’une méga machine de production » (ANDERS[4]) qui doit maximiser sa production. Chaque individu devient une machine qu’il convient de régler au mieux pour permettre à la société une productivité maximum. Si l’individu n’est plus capable de suivre le rythme (à cause de son âge, de sa situation personnelle de vie) il est rejeté (concepts de disqualification de PAUGAM[5], d’inemployabilité d’EBERSOLD[6]). Pour la société moderne, l’homme est devenu un entrepreneur de sa vie.

Mais l’homme n’est pas que cela. Il reste un humain. En tant que travailleur, il donne de son temps, parfois sa vie. C’est pourquoi MAUSS, dans les conclusions de sociologie morale de l’essai sur le don rappelait que toute notre législation d’assurance sociale, ce socialisme d’état déjà réalisé, s’inspire du principe suivant : le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part, et, s’il doit collaborer à l’œuvre d’assurance, ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l’état lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, contre la mort.(261)

Toute cette morale et cette législation correspondent, à notre avis, non pas à un trouble, mais à un retour au droit.(…) La société veut retrouver la cellule sociale. (…) [Pour ce faire] il faut revenir à des mœurs de dépense noble. Il faut que (…) les riches reviennent – librement et aussi forcément – à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens. (262).

Bénéficier d’un don en retour de la part de la collectivité est donc un dû. Non pas au sens du droit ou de la comptabilité. Mais au sens de la réciprocité du don, au sens de l’obligation de rendre. Ce don en retour n’est que l’expression de la dette de la société et des employeurs. La valeur travail ne peut se résumer à sa valeur marchande.

Mais ces constats n’expliquent encore pas le rôle des médicaments, et pourquoi en excès.

En ce qui concerne l’excès, cela nous renvoie au potlatch. Dans ces grandes fêtes la consommation et la destruction y sont réellement sans bornes. Dans certains potlatchs on doit dépenser tout ce qu’on a et ne rien garder. C’est à qui sera le plus riche et le plus follement dépensier. (200) Car, on perd la face à jamais si on ne rend pas (212).

Si, et telle est notre hypothèse, le système de protection sociale est une forme moderne de la redistribution, et si cette redistribution est un dû (un don en retour), alors il y a obligation pour celui qui a primitivement reçu (la société, le patron) de rendre. Le prestige du chef et le prestige de son clan sont liés à leur générosité en tant que donateur. Pour assurer leur position, ils devraient être le plus généreux possible. Dépenser tout, se ruiner.

 

Ne peut-on alors parler de notre « gabegie » comme d’une forme particulière de potlatch ?

 

D’une certaine manière, le système de santé, ruineux et peu efficace, participe de ce rendu magnificent et excessif, de cette production d’inutile. Mais la rationalité économique et politique ne l’entend pas ainsi. Cela coûte trop cher à la collectivité. Les riches, les patrons, l’état clament partout leur option comptable. Il ne viendrait pas à l’idée d’un chef indien de se plaindre de ce que lui coûte l’obligation qu’il a de faire des cadeaux. C’est la condition de la cohésion sociale, mais plus encore, nous rappelle CLASTRES, du maintien du statut du chef.

Nous serions dans une forme de potlatch dénoncée par ceux qui, par leur place et leur pouvoir dans la société, y sont moralement contraints. Dénoncer l’excès, au nom de la rationalité économique, c’est aussi refuser la cohésion sociale et à terme perdre toute autorité. Comment imaginer que les travailleurs acceptent de continuer à donner leur temps et leur vie dans une réciprocité bloquée ? Comment imaginer autre chose, dans le débat utilitaire sur la sécurité sociale, que le reflet d’une « perturbation du cycle du don [7] » ?

A vouloir rationaliser la protection sociale, à vouloir la remettre dans le seul champ du discours économique et rationnel, n’est-on pas en train de déstabiliser ce qui nous reste de régulateur et de moteur de la cohésion sociale ?

La médecine contemporaine assoit son pouvoir sur la contradiction que nous venons de relever : la « nécessité impossible » de juguler rationnellement les dépenses sociales. C’et en effet par et grâce à la médecine que le don en retour prend sa dimension la plus symbolique. La médecine permet en effet aux gens de gagner des années de vie (en principe), de prolonger leur vie, elle donne du temps supplémentaire de vie. Quoi de plus symbolique, dans la redistribution, dans le « rendre » que de rendre du temps au temps donné (de travail) à la collectivité ? Dans l’obligation sociale dont parle MAUSS, l’aspect santé est ainsi hautement symbolique. Par la médecine, et donc par sa technologie des médicaments en tant que moyen, la société donne du temps aux gens en retour au temps donné par les gens à la société (je sais qu’il y aurait lieu de discuter des exclus du droit, du fait que l’on a construit une économie de ce système par le jeu de prélèvements sur le travail, mais cela ne change pas le fond de la question). Surconsommer du médicament, c’est le résultat d’un don en retour obligatoirement excessif. Car après tout, nul n’est obligé de consommer, produire ou prescrire du médicament. Or l’industrie est florissante, les médecins grands prescripteurs et les gens grands consommateurs.

Soigner les gens, leur donner des médicaments (ce qui est le principal de la pratique médicale), mission confiée socialement aux médecins, participe de ce don symbolique en retour. On peut dire que le médicament, vecteur de l’action médicale, soigne la cohésion sociale. Et réciproquement, que la rationalisation de l’utilisation des médicaments, cohérente dans l’approche gestionnaire et économiciste de la santé, est porteuse de tensions centrifuges dans la société (exclusion, sentiment d’abandon, aliénation) et surtout d’une perte de légitimité, d’autorité et de respectabilité des gens qui, étant du côté du pouvoir, tentent de limiter la redistribution au nom de l’efficacité. Ce que le médicament soigne, ce ne sont pas d’abord les maladies (puisque nombre des médicaments n’ont pas de valeur thérapeutique réelle), mais la symbolique du temps.

Cela fait dire à Pierre CLASTRES : l’obligation de générosité inscrite dans la structure ne résiste pas à l’épreuve du malheur. Incurable imprévoyance des Sauvages, comme le disent les chroniques des voyageurs ? Bien plutôt se lit, en cette insouciance, le souci majeur de leur liberté. (PC 19)

La permanence du « trou de la sécu » correspond-il à de l’insouciance, de l’incompétence, ou ce « souci majeur de la liberté » ?

2- Au niveau micro-social

L’analyse par le don n’est pas moins intéressante à explorer dans la relation médecin malade que dans la relation population système de santé.

 

Etymologiquement, don provient du latin dosis (qui vient lui même du grec). La dose est ce qu’on prend dans l’échange, mais aussi la dose de poison[8]. Ainsi, le don a une étymologie commune avec le poison (que l’on retrouve en allemand avec le mot gift). Cette étymologie commune subsiste dans notre langage courant avec l’expression « cadeau empoisonné », expression qui signifie aussi, en dehors du sens propre du poison, que recevoir un cadeau est un véritable poison, qui vous oblige à rendre ou à refuser la relation, bref qui vous engage et vous oblige.

Il n’est pas anodin de considérer la nature de la relation médecin malade qui s’établit grâce ou avec le médicament, ce poison, mais aussi ce « life givers ».

Nous l’avons dit, le médicament comme moyen de la médecine, est le médium du don du temps. Ainsi, pour un médecin peut-on dire que prescrire un médicament signifie donner du temps (de vie). Il s’agit là d’un cadeau inestimable, qui n’a pas de prix. Sa haute valeur symbolique ajoutée met le donataire (le patient) en situation de dette. Et ce n’est pas le paiement d’une contre valeur monétaire qui peut éteindre cette dette (même multiplierait-on par 100 le prix de la consultation que le donataire serait encore en dette). Il me semble que l’industrie pharmaceutique a implicitement compris cela et qu’elle occupe le créneau.

Quels enseignements peut-on en tirer ?

Tout d’abord la position du médecin prescripteur-donateur : il est piquant de constater que le médecin n’a pas (jamais) le temps. Il est toujours débordé et a peu de temps à réellement consacrer à ses malades. Aurait-il du temps d’ailleurs que le problème de la dette du patient ne serait pas résolue. Le médicament (qui est l’objet principal des prescriptions, lesquelles servent à clore la consultation), est donc la manière, le médium utilisé par le médecin-qui-n’a-pas-le-temps pour donner du temps. On sait d’ailleurs que la quantité de médicaments prescrits est inversement proportionnelle à la durée de la consultation.

Ensuite, il faut rappeler que le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. (258)

Donner c’est manifester sa supériorité (269)

Accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (270).

La relation médecin malade est très inégale. Si le médecin « donne du temps » (et non de son temps), se construit alors, par défaut de réciprocité (le malade n’a pas d’espace vrai pour rendre) la subordination du malade à son médecin (qui croit pour sa part qu’il s’agit de confiance). Cette subordination est vécue concrètement bien qu’inconsciemment par les malades : il n’est pas rare que ces derniers essaient de rendre (donner à leur tour) cette dette non mutuelle et négative (le malade est endetté, le médecin est un donateur net) par un don en retour, qui prend la forme de cadeaux. Ramener une bouteille de porto renverse le sens de la dette. Si le médecin l’accepte, alors il est à son tour l’obligé de son patient, et en quelque sorte redevable. Cette nouvelle position change la relation et « oblige » parfois le médecin à donner plus de son temps (le contre-don doit être encore plus important que le don reçu) à son patient, à être plus attentif à ces petites choses qui font les relations humaines.

Poussons un peu plus loin ce raisonnement : la situation de donataire net du malade dans la relation médecin malade est aliénante. Le patient y perd le plus souvent sa capacité d’exister dans la réciprocité. Il subit de ce fait le pouvoir du médecin dans la mesure – et pour retourner la proposition de Pierre Clastres à propos des chefs indiens – où l’éternel endettement du chef [du patient…] garantit qu’il demeurera extérieur au pouvoir. (PC25) Le pouvoir ne va pas sans la dette. (…) La nature de la société change avec le sens de la dette. Si la relation de dette va de la chefferie vers la société, c’est que celle-ci reste indivisée, c’est que le pouvoir demeure rabattu sur le corps social homogène. Si, au contraire, la dette court de la société vers la chefferie, c’est que le pouvoir s’est séparé de la société pour se concentrer entre les mains du chef. (PC26)

Voilà donc un autre rôle du médicament poison « life givers » : permettre au médecin de manifester sa supériorité, son pouvoir en plaçant le receveur dans une situation de dette pour laquelle les termes de l’échange ne permettent que difficilement la réciprocité. C’est aussi obliger le médecin à jouer le relais des structures sociales du pouvoir.

Une des principales revendications des pratiques de promotion de la santé en santé publique (contenu dans la charte d’Ottawa de la promotion de la santé de 1986) est de permettre à la population d’augmenter son propre contrôle sur sa santé.

Beaucoup de gens prônent la participation de la population comme une sorte d’option managériale. Grâce à la participation, les actions menées seront plus efficaces. Il s’agit souvent de demander leur avis aux gens. Et il est vrai que s’ils peuvent donner leur avis, c’est déjà un pas en avant.

Mais en ce qui concerne la relation médecin malade, la question est plus ardue : il s’agit de pouvoir, en tant que malade, s’emparer de sa santé face au médecin. Le médicament (avec le discours techniciste qui voudrait que les gens ne soient pas capables de comprendre leur traitement, qu’il faut absolument lutter contre l’automédication) joue alors ce rôle de préservation de l’inégalité de l’échange. Cela dépasse la notion de savoir-pouvoir développée par Michel FOUCAULT dans sa microphysique du pouvoir. Ce n’est pas parce que le médecin sait, ou par ce qu’il sait qu’il maintient son pouvoir. Son pouvoir réside dans l’unilatéralité de l’échange engendré par la prescription de médicaments, par la dette insolvable ainsi créée. D’où la lutte acharnée des médecins à préserver leur monopole sur la prescription avec en particulier les conséquences que l’on sait sur les soins infirmiers par exemple. Il s’agit de préserver un outil symbolique leur assurant une position stable de donateur net. Les tentatives pour permettre aux patients de s’emparer collectivement de leur propre santé achoppent la plupart du temps sur l’absence des médecins aux réunions de travail.

On voit bien la difficulté : d’une part un système de protection sociale reposant sur la réciprocité, conditionnant le pouvoir des chefs, et développant un discours ultra utilitaire, et d’autre part, une utilisation des médecins pour pérenniser (en transférant par là du pouvoir aux médecins) les dysfonctionnements du système.

Que soignons nous avec les médicaments ? Nous avons vu que le médicament servait à bien d’autres choses que son but utilitaire revendiqué. En particulier, par le biais de la protection sociale, c’est un bon remède pour la cohésion sociale. Mais c’est aussi le médium du temps donné et par voie de conséquence le medium de la pérennité du pouvoir de la médecine.

D’où l’idée d’une santé « politique et coopérative » où les structures du pouvoir dans la santé pourraient être rediscutées collectivement, où la santé et les pouvoirs des acteurs pourraient être réellement contrôlés par les gens. A condition bien sûr de dépasser les lieux communs de l’utilitarisme…

Dr Michel BASS

 

 

 



[1] Cf. l’article de Jean de Kervasdoué dans Le Monde daté du 20 mai 2005.

[2] Marcel MAUSS, l’essai sur le don, dans sociologie et anthropologie, PUF, 1975. Tous les chiffres entre parenthèses renvoient à l’essai sur le don.

[3] Marshall SAHLINS, Age de pierre, âge d’abondance (Gallimard, 1976). Les références PC renvoient à la préface écrite par Pierre CLASTRES.

 

[4] Cf. Günther ANDERS, nous, fils d’Eichmann. ou l’obsolescence de l’homme

[5] Cf. Serge PAUGAM, l’exclusion, l’état des savoirs, La découverte, 1998.

[6] Cf Serge EBERSOLD, l’invention de l’inemployable, PU de Rennes, 2002.

[7] Expression d’Alain CAILLE.

[8] Cf. l’article sur le don dans le vocabulaire de Benvéniste.

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